INTERVIEW : Sarah El Yafi, responsable du plaidoyer vie publique à TI France : « Bygmalion est révélateur du manque de maturité de la culture française de la transparence »

INTERVIEW // Sarah El Yafi, responsable du plaidoyer vie publique à TI France : « Bygmalion est révélateur du manque de maturité de la culture française de la transparence »

Interview parue le jeudi 30 septembre dans Libération

Sarah Elyafi est responsable du plaidoyer “Vie publique” pour l’ONG Transparency international France. Alors que l’association organise un colloque sur le contrôle des comptes de campagne présidentielle le 22 novembre, elle estime que les leçons de l’affaire Bygmalion n’ont pas encore été tirées.

Que pensez-vous du jugement prononcé contre Nicolas Sarkozy et ses 13 autres coprévenus ?

Ce que nous pouvions attendre de ce jugement, ce sont des peines dissuasives, non pas tant pour punir les individus mais pour contribuer à éradiquer ces pratiques qui abîment la démocratie et la confiance des citoyens dans leurs élus et leurs institutions.

Mais il faut maintenant s’interroger sur les failles du contrôle des comptes de campagne que cette affaire a révélées. Comment un dépassement de 18,5 millions, quasiment le double du maximum autorisé par la loi, a-t-il pu échapper à l’autorité de contrôle des comptes de campagne ? Que faire pour empêcher de telles pratiques à l’avenir, s’assurer qu’elles soient détectées le plus tôt possible ? Ce procès a permis d’imposer ces questions dans le débat public. Il est maintenant temps de trouver des réponses. C’est au politique de le faire. Nous sommes prêts à l’y aider.

Pourquoi le scandale Bygmalion, puis les controverses sur le financement de la campagne de 2017, n’ont-elles entraîné aucune proposition politique concrète pour éviter que de telles dérives se reproduisent ?

Une telle proposition politique se traduire en partie par une réforme de la Constitution. C’est un exercice qui impose non seulement de la volonté politique mais aussi une forme de consensus difficile à envisager quand on touche un sujet aussi sensible, particulièrement dans un paysage politique en pleine mutation. Il y a eu une opportunité, avec les lois pour la confiance dans la vie politique de 2017, en tout début de quinquennat, qui devait être suivie d’une grande réforme constitutionnelle. Cette dernière est restée lettre morte. Les lois de confiance ont touché du doigt la question du financement des campagnes, avec l’impossibilité de contracter un prêt auprès d’un établissement hors UE, ou encore un contrôle accru des personnes physiques participant financièrement aux campagnes. Mais les lois de confiance étaient surtout une réponse à l’affaire Fillon et non à Bygmalion.

Depuis plus d’une génération, une campagne présidentielle sur deux– 1995, 2007 et 2012 – a été entachées de très graves irrégularités. Peut-on parler de culture de l’impunité ?

Non. L’impunité, c’est l’absence de punition. On peut parler d’impunité pour la campagne de 1995. Les archives du Conseil constitutionnel, alors en charge de la validation des comptes, sont édifiantes. Quand l’organe de contrôle aide à maquiller des comptes irréguliers plutôt que les rejeter, là on est dans l’impunité. Pour les campagnes de 2007 et 2012, les affaires sortent, certes trop tard, certes via la presse, mais elles sortent et débouchent sur des procédures judiciaires.

Un paradoxe, alors que l’arsenal législatif n’a cessé de se renforcer depuis trente ans ?

Sur le papier, le dispositif est solide et a la particularité de reposer sur des fonds publics, ce qui empêche toute dérive de financement privé impossible à tracer. Un système d’égalité entre candidats existe, ce qui est une bonne chose pour la démocratie. Mais le système n’a pas les moyens de ses ambitions. L’affaire Bygmalion a mis en évidence les risques de ce paradoxe pour notre démocratie.

Vous militez depuis trois ans pour un contrôle des comptes des candidats à la présidentielle tout au long de la campagne, et non pas a posteriori. En vain : sentiment de prêcher dans le désert ?

Le plaidoyer, convaincre les décideurs de la nécessité de changer une loi et contribuer à la réécrire est un exercice au long court. C’est frustrant, mais c’est normal. Dans les affaires de biens mal acquis, nous avons mis plus de 10 ans à obtenir une loi de restitution. En France, les « affaires » restent le principal moteur pour faire évoluer les lois. Ce procès Bygmalion a permis de faire émerger un constat partagé par tous : le contrôle des comptes de campagne est défaillant et une réforme est nécessaire. Il est indispensable que le prochain président de la République, ou la prochaine, fasse de la probité un axe cardinale de sa présidence. C’est un sujet qui donne le vertige : que se passerait-il si un candidat est élu PR et que, 6 mois, 1 an, 2 ans après l’élection, on découvre qu’il ou elle a n’a pas respecté les règles du jeu en matière de financement de sa campagne ? Le chef de l’Etat ne peut être destitué. L’élection ne peut être annulée. Vers quel genre de crise allons-nous ?

Vous souhaitez aussi garantir des contrôles de qualité par une autorité réellement indépendante, dotée de moyens suffisants et d’un pouvoir d’investigation et de sanction. Une manière de dire que l’organe de contrôle actuel est discrédité ?

Charger la CNCCFP serait injuste et vain. Elle a les pouvoirs et les moyens qu’on lui a confiés il y a 30 ans. Notre plaidoyer ne vise rien d’autre que de la renforcer. En France, la vie politique et les campagnes électorales sont principalement financées par des ressources publiques. Le rôle de la CNCCFP est de veiller à ce que le plafond de dépenses ne soit pas dépassé. Et elle le fait très bien. La preuve, elle a rejeté les comptes de campagne de Nicolas Sarkozy en 2012 pour ce motif. En revanche, ce qui est discrédité, ce sont les missions et les moyens dont elles disposent qui ne sont plus adaptés aux enjeux démocratiques et aux pratiques électorales et politiques. Elle doit exercer un contrôle pendant l’année de campagne électorale et accéder à la comptabilité des partis politiques, premiers financiers des candidats. Ses compétences en matière d’investigations et de sanction doivent être abordées. La menace d’avertissements susceptible d’être rendu public inciterait à l’exemplarité.

Aucun pays n’échappe aux scandales liés aux financements des partis comme des campagnes. Où se situe la France dans cet angle mort de la lutte contre la corruption ?

La France dispose d’un des cadres légaux le plus stricts du monde. Son choix de faire reposer le financement de la vie politique principalement sur l’argent public est très ambitieux et très vertueux sur le papier pour prévenir les risques de corruption, de conflits d’intérêts. Mais cette ambition doit être assortie de moyens et d’une culture de la transparence de la vie publique que nous n’avons pas encore atteint.

Quels sont les pays les plus vertueux en la matière dont il faudrait s’inspirer pour restaurer la confiance des citoyens envers les institutions de la République ?

Le Royaume-Uni a un bel exemple de dispositif de contrôle et d’alerte avec sa Commission électorale qui recueille, publie en toute transparence les factures des candidats, dispose d’un pouvoir d’enquête, peut saisir la justice et traite les signalements des citoyens. Elle reste confrontée à bien des défis. La Colombie a mis en place une plateforme en ligne de dépôt des comptes des candidats, plateforme qui a d’ailleurs été développée par nos collègues de Transparency en Colombie. Les Etats-Unis peuvent également, toute proportion gardée, nous inspirer sur les questions de transparence.

Au delà de la probité et de l’intégrité du financement des campagnes présidentielles, la France n’a-t-elle pas tendance à régresser dans la lutte contre la corruption ?

Régresser, non. Nous stagnons. La France occupe la même place depuis 4 ans au classement de notre indice de perception de la corruption. Mais il y a tout un faisceau d’indice qui laisse à penser que la dynamique de la France en matière de lutte contre la corruption impulsée au début des années 2010 tend à s’essouffler. Nous avions quitté le quinquennat de François Hollande avec une grande loi sur le sujet, dite Sapin 2. L’élan politique qui a créé la HATVP, le PNF et l’AFA suite à l’affaire Cahuzac n’existe plus. Aujourd’hui, le PNF et l’AFA sont contestées jusqu’à leur existence. Ce n’est pas anodin. Force est de constater que ce quinquennat n’a, pour l’heure, pas marqué de son empreinte la lutte contre la corruption et la recherche d’une culture de la probité. A l’heure où la France est évaluée par l’OCDE ou encore le GAFI, certains signaux inquiètent et donne l’impression d’aller à rebours d’un mouvement mondiale sur le sujet. L’administration Biden, par exemple, a érigé la corruption comme un sujet de sécurité nationale.

De quoi, in fine, l’affaire Bygmalion est-elle le nom, sinon le symptôme ? D’une carence chronique sur la transparence ? D’un anachronisme démocratique ?

Elle montre, de manière spectaculaire, à quel point l’élection présidentielle et son contrôle est un maillon faible de la démocratie. Reine des élections et pourtant si vulnérable. C’est un vrai problème de société, de démocratie. L’affaire Bygmalion est un énième révélateur du manque de maturité de la culture française de la transparence et de l’éthique politique qui ne se diffuse qu’au rythme des affaires, des scandales, de l’émotion. L’exemplarité n’est toujours pas vue comme une évidence, mais comme une réponse contrainte à la défiance.

Propos recueillis par Christian Losson