Avec ses appartements de luxe dans les arrondissements parisiens les plus prisés, ses villas sur la Riviera, ses châteaux et ses chalets alpins, la France est bien connue pour être une destination privilégiée des criminels, kleptocrates et oligarques qui souhaitent dissimuler leur argent dans l’immobilier. Les biens immobiliers haut de gamme apparaissent régulièrement dans les enquêtes judiciaires ou journalistiques portant sur les flux financiers illicites. En 2017, les autorités françaises ont saisi un hôtel particulier de 101 pièces dans le centre de Paris appartenant au vice-président de la Guinée équatoriale, Teodorin Obiang Nguema, après sa condamnation pour blanchiment de fonds publics détournés dans le cadre de l’affaire des « biens mal acquis ». En 2023, des enquêtes de l’OCCRP ont révélé que plusieurs personnes politiquement exposées (PPE) d’Amérique latine détenaient des biens immobiliers en France, notamment des proches d’un ancien ministre des Transports vénézuélien et le fils d’un ancien sénateur brésilien impliqué dans le vaste scandale de corruption Odebrecht.
Il peut donc sembler surprenant que la France figure parmi les meilleurs élèves de l’indice Opacity and Real Estate Ownership (OREO), développé par l’ACDC et Transparency International.
La France se classe en effet deuxième, juste derrière l’Angleterre et le pays de Galles, dans la partie de l’indice qui évalue la qualité de la collecte et de la disponibilité des données permettant d’identifier des cas de blanchiment d’argent dans le secteur immobilier. Une dynamique similaire se retrouve dans d’autres pays comme l’Angleterre ou l’Afrique du Sud : de bons systèmes de données facilitent le travail des médias et de la société civile pour identifier des biens détenus par des PPE, ce qui contribue à une meilleure perception du problème.
Cependant, la France obtient un score bien moins élevé dans la partie de l’indice qui évalue l’efficacité de la législation anti-blanchiment (LAB) dans l’immobilier. Elle se classe 7e sur 24 pays, avec une note de seulement 6,69 sur 10. Cela signifie que, bien que nous ayons une meilleure compréhension de l’ampleur et de la nature du problème en France que dans de nombreux autres pays, le cadre législatif permettant d’empêcher l’entrée d’argent sale dans le secteur immobilier reste perfectible.
Mais la France montre également comment la bonne disponibilité des données permet aux acteurs de la société civile d’identifier les failles et les faiblesses du système LAB, et de plaider pour des réformes qui ferment la porte à l’argent illicite.
En 2023, parallèlement aux enquêtes de l’OCCRP mentionnées ci-dessus, l’ACDC, Transparency International et la section française du mouvement ont publié le rapport Behind a Wall: Investigating Company and Real Estate Ownership in France. Cette analyse approfondie des données immobilières et des bénéficiaires effectifs a également mis en lumière plusieurs failles dans l’arsenal anti-blanchiment français. Par exemple, les données historiques sur les propriétaires n’étaient pas enregistrées dans le registre des bénéficiaires effectifs. Ainsi, lorsque Elizaveta Peskova, la fille du porte-parole de Vladimir Poutine, Dmitri Peskov, a transféré ses parts dans une société détenant un bien immobilier en France à sa mère peu après avoir été sanctionnée par les États-Unis, son nom n’apparaissait plus dans le registre. (Depuis ce rapport, les autorités françaises ont saisi l’appartement parisien détenu par la mère de Peskova.)
Cette étude a donc permis à TI France de plaider avec succès pour une amélioration de la législation nationale anti-blanchiment. Par exemple, lors de l’examen d’un projet de loi visant à « libérer la France de l’emprise du narcotrafic », TI France a proposé des amendements qui ont abouti à ce que les marchands de biens et promoteurs immobiliers — ainsi que les personnes vendant ou louant des voitures, yachts et avions privés — soient pour la première fois soumis aux obligations de lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme (LBCFT).
La loi, adoptée par le Sénat le 4 février 2025 puis par l’Assemblée nationale le 1er avril 2025, a également renforcé les sanctions en cas de non-déclaration des bénéficiaires effectifs par les entités concernées. Les entités non conformes risquent désormais d’être radiées du registre national des entreprises, condition obligatoire pour exercer une activité économique. Ces sanctions sont cruciales, car le rapport Behind the Wall révélait l’ampleur du non-respect des obligations de déclaration en France : plus d’un tiers (37 %) des sociétés propriétaires de biens immobiliers n’étaient pas reliées au registre des bénéficiaires effectifs, ce qui contribuait à ce que 61 % de l’immobilier détenu par des sociétés en France soit, en pratique, anonyme.
Par ailleurs, le rapport a contribué à défendre l’idée d’une amélioration continue de la disponibilité des données. Un projet de loi adaptant le droit français à plusieurs dispositions européennes, notamment la transposition de certains éléments de la 6e directive anti-blanchiment, prévoit désormais un accès élargi au registre national des bénéficiaires effectifs pour les ONG luttant contre la corruption, et ajoute des mentions obligatoires telles que « la chaîne de propriété, les données historiques et la nationalité des différents bénéficiaires effectifs » à la liste des informations accessibles aux personnes démontrant un intérêt légitime.
Des progrès restent à faire, notamment en ce qui concerne la lisibilité du registre des bénéficiaires effectifs et son interopérabilité avec d’autres registres français et étrangers (véhicules, bateaux, œuvres d’art, cryptomonnaies…).
À l’échelle des 24 pays étudiés dans cette première édition de l’indice OREO, la partie « données » obtient un score moyen légèrement inférieur à la partie sur la législation LAB : 5,33 sur 10 contre 5,52. Seuls trois pays ont obtenu une note supérieure à 7 sur la partie « données », contre sept sur la législation. L’une des raisons : les standards internationaux imposent des obligations LBCFT aux professions non financières désignées (DNFBP), dont la conformité est régulièrement évaluée par le Groupe d’action financière (GAFI). Aucun standard international comparable n’existe concernant la collecte et le partage des données sur les transactions immobilières. Les recommandations du GAFI sur les bénéficiaires effectifs indiquent simplement que les pays « peuvent envisager » un accès public à ces informations.
Enfin, au-delà du manque de données de départ, de nombreuses ONG anti-corruption dans le monde disposent de plus d’expertise juridique et politique que de capacité d’analyse technique des données disponibles. Il est plus difficile de démontrer l’intérêt des données ouvertes sans pouvoir illustrer concrètement leur rôle dans la détection du blanchiment et l’amélioration des lois. La France en offre un exemple utile — mais montre aussi que les données ouvertes, combinées à une société civile capable de les utiliser, sont un levier essentiel dans la lutte contre le blanchiment d’argent dans l’immobilier.
Charlotte Palmieri, chargé de plaidoyer Flux Financiers Illicite
charlotte.palmieri@transparency-france.org