Tribune de Daniel Lebègue – Argent et mondialisation : bienfaits et périls (Colloque « L’argent et ses dérives », 27/02/2017)
Mesdames, Messieurs bonjour, merci cher Paul Quilès, merci cher Jacky Simon de m’avoir invité à prendre la parole dans le colloque de votre association « Démocraties », admirable nom pour une association, en particulier au jour d’aujourd’hui, colloque qui a pour thème « l’argent et ses dérives. »
Alors, de manière bien ambitieuse, prétentieuse, j’ai proposé pour mon propos introductif un thème encore plus large : « l’argent et la mondialisation : bienfaits et périls. » On pourrait évidemment y consacrer la journée mais je ne suis ni philosophe, je n’en ai nullement les capacités, ni expert en géostratégie. Je voudrais donc partager avec vous quelques réflexions issues de mon expérience professionnelle et de ma vie active qui s’est déroulée pour l’instant, cela ne va pas durer encore des années, des décennies, en trois séquences rigoureusement identiques. Pendant quinze ans, j’ai participé à la régulation du système financier au Ministère de l’économie et des finances, à la direction du Trésor où j’ai parcouru à peu près tous les bureaux. Ensuite, pendant quinze ans, j’ai été un acteur du système financier, à la BNP puis à la Caisse des dépôts. Puis, depuis quinze ans, c’est la troisième tranche, je préside en France une grande ONG qui s’appelle « Transparency International » dont l’objet est la lutte contre la corruption sous toutes ses formes, le blanchiment et, de manière plus large, la prévention des flux financiers illicites ou dangereux pour la société.
Je vais commencer par poser deux définitions auxquelles vous n’êtes pas obligés d’adhérer.
Qu’est-ce que la mondialisation ?
Par rapport au sujet qui nous réunit aujourd’hui, je dirais, comme Jacques Delors l’a dit de l’Union Européenne, que la mondialisation, c’est d’abord la libre circulation des idées, des hommes, des marchandises, des services et des capitaux à l’échelle du globe tout entier.
Qu’est-ce que l’argent ?
Revenons au « basic » comme diraient les Anglo-saxons. Le premier texte fondateur concernant l’argent depuis que l’Humanité s’est exprimée sur la manière d’organiser la vie collective, est le code d’Hammourabi, à Babylone, deux mille ans avant notre ère. C’est la première fois qu’on écrit un code de lois et ce code comprend, il est intéressant de le noter, plusieurs chapitres sur l’argent.
L’argent, dans notre économie, dans notre société a trois fonctions irremplaçables. Premièrement, il est un moyen de paiement, deuxièmement un vecteur d’épargne, de prévoyance pour les personnes et pour les entreprises et troisièmement un moyen pour financer le commerce, l’activité économique et en particulier l’investissement, c’est-à-dire la préparation de l’avenir.
Avant de parler des périls qui naissent des excès et des dérives de la mondialisation et de la finance, je voudrais commencer, au risque de vous surprendre, par en souligner les vertus et les bienfaits.
La mondialisation, pour une grande partie des humains, représente la liberté. Adolescent, au moment où je prenais conscience de devenir un homme libre, je suis parti avec quelques dollars et une carte bancaire en poche, à l’autre bout du monde, en Amérique latine. Internet n’existait pas encore, mais je goûtais ce moment formidable de liberté né de l’échange facilité par des outils financiers et technologiques. Des millions d’étudiants, en Europe en particulier, peuvent désormais vivre leur première expérience de la liberté grâce à une bourse Erasmus, leur carte de paiement et leur portable. Internet permet de s’ouvrir sur le monde, sur l’échange au travers de la libre circulation. C’est la définition même que j’ai donnée de la mondialisation. La mondialisation est aussi bien sûr l’ouverture aux autres et un facteur de réduction des tensions et des conflits. Cela est frappant en Europe mais ailleurs aussi. Pour la première fois dans l’Histoire de France depuis Clovis, les soixante-dix années que nous avons vécues depuis la dernière guerre mondiale représentent, avec quelques moments de tensions bien sûr, soixante-dix années de paix entre les Européens. Depuis près de deux mille ans, on n’avait jamais connu une période de paix qui ait été aussi une période de développement pour nos pays, pour nos citoyens.
La mondialisation a aussi été un puissant facteur de croissance et de développement des grands pays émergents depuis soixante ans, Chine, Inde, Afrique du sud, Brésil. Ces pays ont connu un développement des échanges commerciaux plus rapide même que celui de la richesse produite. La croissance du commerce international a été constamment plus élevée que celle de la croissance globale pour chaque pays dans chacune de ces grandes zones. J’étais à Johannesburg en 2002 quand les Nations Unies ont défini ce qu’on a appelé les objectifs du développement durable pour l’Humanité. Un des objectifs était de sortir des centaines de millions, des milliards de personnes de l’extrême misère, caractérisée par un revenu de moins de un dollar par jour. Pendant les quinze dernières années, entre deux mille deux et deux mille dix-sept, huit cent millions de personnes dans le monde sont sorties de l’extrême pauvreté. Il y a encore de la misère, mais cette misère de masse touche beaucoup moins de personnes que cela n’était le cas il y a quinze ans.
Un mot maintenant de l’argent et de la finance. J’ai l’habitude de dire, image qu’on peut discuter, que l’argent est le système sanguin non seulement de l’économie mais de la vie en société. Je ne reviens pas sur les trois grandes fonctions de l’argent : moyen de paiement, instrument d’épargne, de prévoyance, ingrédient permettant au monde de la production d’investir dans l’avenir mais il est très frappant, quand vous discutez avec les associations, les grandes ONG, de solidarité internationale de constater qu’elles placent aujourd’hui l’accès aux services financiers de base au même niveau, en termes de développement, que l’accès à l’eau potable et à l’énergie. On ne peut plus vivre en société si on n’a pas à sa disposition des outils financiers qui peuvent être très simples.
Les bergers kenyans avec leurs portables et la possibilité de les recharger, trouvent auprès de la micro finance, du microcrédit l’accès aux quelques financements dont ils ont besoin, par exemple pour faire face à une catastrophe naturelle, à la destruction, pendant une année donnée, d’une récolte, d’un troupeau. Avec leur portable, les mêmes bergers kenyans peuvent aujourd’hui souscrire une assurance contre ce type de catastrophe naturelle. Des centaines de milliers, des millions de personnes pauvres dans l’agriculture mais aussi dans le commerce, dans les services ont un besoin impérieux d’accéder à des services financiers comme la micro finance, le microcrédit, la micro assurance pour vivre.
Je voulais dire cela avant de parler des dérives, des risques et des dangers de la finance et de la mondialisation puisqu’en ce moment, en particulier en France mais pas seulement, dès qu’on prononce le mot « mondialisation » ou « système financier » c’est pour expliquer tous les désastres, toutes les catastrophes qui résultent de cette double dynamique en France et au niveau international.
Venons en maintenant aux dérives, aux menaces, aux crimes nés de l’activité financière. Paul Quilès l’a rappelé, dans les sept péchés capitaux, il y en a deux qui ont trait à l’argent et aux relations de l’homme ou de la femme à l’argent : l’envie, on dira plutôt aujourd’hui la cupidité, d’une part et l’avarice d’autre part. Je rappelais tout à l’heure la place qu’accorde le premier code de lois écrit, le code d’Hammourabi, aux activités liées à l’argent. Il y a des paragraphes entiers qui édictent des règles pour ceux qui font métier de manier l’argent, les comptables publics, ceux qui font du change, les prêteurs. Dans le premier code écrit, on régule l’activité de prêt d’argent. Les dérives de la finance ne sont donc pas un phénomène nouveau, elles prennent simplement aujourd’hui des formes nouvelles de deux types : les dérives liées à la finance spéculative et celles liées à la finance illicite.
La crise des « subprimes » de 2008 est un bon exemple de finance spéculative, certains parlent même de finance « casino. » La cupidité, l’appât du gain d’un certain nombre de grands acteurs entraîne des catastrophes. Ce n’est pas complètement nouveau. Je suis un ancien de la BNP, maison pour laquelle j’ai une très grande admiration, la France ayant su faire émerger dans le monde de la banque l’acteur le plus important en Europe mais dans son Histoire plus que centenaire, la BNP, ou plutôt , les ancêtres de la BNP, BNCI et Comptoir National d’Escompte, ont, à la fin du dix-neuvième siècle, fait deux fois faillite à la suite de spéculations malheureuses, une fois sur le marché de la laine et une autre fois sur le marché du cuivre. La finance spéculative, la finance « casino », existe, a toujours existé, mais elle a évidemment pris aujourd’hui des dimensions toute autre.
La finance illicite, l’argent noir ou gris, est l’argent issu d’activités criminelles, la corruption, le blanchiment de trafics, la drogue, le grand banditisme, le trafic d’êtres humains, le trafic d’êtres vivants, activités criminelles qualifiées comme telles par le droit, par la loi, partout ou à peu près partout dans le monde. Il en existe une forme un peu nouvelle la fraude fiscale, l’évasion fiscale, en tout cas la fraude fiscale organisée. Ces deux formes de finance ont des caractéristiques communes. Premièrement, il s’agit d’activités financières non régulées ou mal régulées, non contrôlées ou mal contrôlées. Deuxième caractéristique commune, cette finance est opaque et utilise le vaste réseau international des centres financiers « off shore » parfois qualifiés de « paradis fiscaux » pour se dissimuler. Dans les paradis fiscaux, et c’est surtout cela qui les rend dangereux, se croisent les flux d’argent, l’argent blanc du financement d’importations et d’exportations, l’argent gris, d’autres diraient noir, de l’évasion fiscale et l’argent très noir, très sale, issu, par exemple, du trafic de la drogue ou du terrorisme. Tout cela se croise dans des lieux où on offre à ceux qui interviennent dans ces circuits divers de l’argent la protection du secret bancaire. On leur permet de rendre opaque, de dissimuler leurs opérations.
Voilà les dérives principales de l’argent. Je ne veux pas abuser des chiffres, je vous en donne quatre pour essayer de toucher du doigt, ce qui est parfois difficile quand on parle en centaine de milliards de dollars, l’importance des masses financières dont on parle.
La finance spéculative, certains utilisent le mot « shadow finance », finance de l’ombre, est constituée par des fonds d’investissement ni régulés ni contrôlés, en particulier ce qu’on appelle les « hedge funds. » Le « hedge fund » consiste à emprunter de l’argent pour spéculer et à rembourser cet argent à partir des gains spéculatifs réalisés. Quand la crise financière a éclaté, début 2008 ou mi 2008, l’encours des « hedge funds » dans le monde est de deux mille milliards de dollars. Fin 2016, cet encours s’élève à trois mille milliards de dollars. Il s’agit donc d’un phénomène non contrôlé.
Une deuxième statistique. Quand on regarde à l’échelle du monde les transactions financières internationales entre les pays, on constate que près de la moitié d’entre elles transitent par un centre financier « off shore. » La moitié de la finance internationale échappe en grande partie à la régulation, à la surveillance des banques centrales, des autorités de marché et se fond dans des conditions d’opacité qui créent en elles-mêmes un risque majeur.
En ce qui concerne le blanchiment d’activités criminelles, il n’y a, par définition, pas de statistiques officielles mais les estimations les plus courantes se montent à deux mille milliards de dollars par an. L’économie souterraine, l’économie du crime représente deux mille milliards de dollars.
Je termine par un chiffre sur la fraude et l’évasion fiscale. Je vous donne l’évaluation d’OXFAM que nous considérons comme solide. La fraude et l’évasion fiscale privent les États dans le monde de cinq cents à mille milliards de dollars de recettes chaque année.
Voilà ce dont on parle, ce sont des phénomènes macro-financiers d’une ampleur considérable.
Depuis la dernière crise financière, la communauté internationale, le G20, l’OCDE, l’Union Européenne, le comité de Bâle, les régulateurs financiers ont-ils agi de manière efficace ? La réponse est oui.
Au plan de la régulation, les exigences de fonds propres imposés aux banques officielles sont aujourd’hui cinq fois plus élevées qu’elles ne l’étaient en 2008. En ce qui concerne le blanchiment et la corruption, deux grandes conventions internationales ont été signées, celle de l’OCDE et celle des Nations Unies contre la corruption. L’OCDE a mis en place un système de suivi des politiques mises en œuvre pour respecter ces conventions et on entendra dans la journée ce qui est fait au plan de TRACFIN en France pour tracer les opérations douteuses, suspectes. Donc on a agi, mais a-t-on agi de manière efficace ? La réponse est : pas suffisamment et je suis sûr que nos régulateurs, nos acteurs internationaux comme l’OCDE le diront aussi. Il y a toujours des « trous dans la raquette » et maintenant, si possible, ce sont ces trous dans le système de régulation, dans le système de contrôle qu’il faut colmater. J’en donne deux exemples.
Les structures opaques. Dans le monde des centaines de milliers de trusts, sociétés écrans, fiducies, permettent, en dépit de l’échange automatique d’informations entre États, nouvelle règle introduite à l’initiative de l’OCDE, d’en dissimuler les bénéficiaires effectifs. L’identification des personnes ou des entreprises qui se dissimulent dans ces trusts est un sujet majeur. Il faut rendre hommage à l’OCDE pour avoir attaqué, pour la première fois, le sujet de l’optimisation fiscale abusive des entreprises multinationales au travers de son plan dit BEPS. On ne peut donc pas dire qu’en France, en Europe et au niveau international on n’ait rien fait depuis 2008. On a fait et on a obtenu des premiers résultats mais, à l’évidence, il reste du travail à faire, j’en ai cité deux exemples.
Maintenant quelle est la réponse ? Il y a trois possibilités.
La première est ce que j’appelle l’hyper-mondialisation. Les États, les régulateurs perdent le contrôle du système. C’est une hypothèse qu’on ne peut nullement exclure, en particulier avec la nouvelle administration américaine. Si on emprunte cette voie cela se terminera par une catastrophe économique, sociale, internationale majeure.
La deuxième voie, on en parle beaucoup dans le débat public en France, est celle dite de la démondialisation. On remet en cause la liberté des échanges, on érige des frontières, on rétablit les contrôles des changes. J’ai été chef du bureau du contrôle des changes, j’ai vécu quatre dévaluations du franc, je sais donc ce que cela veut dire. C’est une voie que, personnellement, je juge régressive et extrêmement dangereuse parce qu’elle débouche, à un moment ou à un autre sur l’affrontement entre des pays, entre des acteurs du système mondial.
Il y a une troisième voie et vous avez bien compris que c’est celle que je recommanderais, que j’appelle la mondialisation et la finance régulée. Elle consiste à imposer des règles du jeu, des systèmes de contrôle et à renforcer ceux qui existent.
Nous sommes à une croisée des chemins. Le monde est très dangereux mais je pense qu’il y a une issue positive si l’intelligence humaine prend le dessus.