Derrière la démission de François de Rugy, l’opacité des frais de mandat.
Paris, le 17 juillet 2019
Après plusieurs jours de polémiques sur l’utilisation des moyens mis à sa disposition, le Ministre François de Rugy a annoncé sa démission aujourd’hui. S’il ne nous appartient pas de commenter ce choix, cette affaire pose de nombreuses questions sur les faiblesseses des règles et des dispositifs de contrôle existants. Malgré de réels progrès réalisés depuis 2017, notamment sur le contrôle des frais de mandat des parlementaires, la transparence des comptes du Parlement et plus généralement des moyens alloués aux élus est encore très insuffisante.
Cette affaire doit rappeler, à ceux qui parfois en doutent, que ce n’est pas la transparence qui nourrit l’antiparlementarisme : ce sont certaines pratiques, rendues possibles par l’opacité, qui alimentent la défiance des Français.
Eclairage sur les différentes facettes de l’affaire et nos recommandations pour éviter les dérives
Manque de transparence des comptes du Parlement
Les polémiques sur l’utilisation des frais de représentation de la Présidence de l’Assemblée nationale interrogent sur l’absence de transparence sur les règles relatives à l’utilisation de ces frais de représentation (si tant est que celles-ci aient été déjà clairement établies) et sur la faiblesse des contrôles. Dans une interview à LCP, la députée et questeure Lauriane Rossi reconnaît que les questeurs « n’ont pas la possibilité de suivre, facture par facture, les dépenses du président de l’Assemblée nationale ». Si les comptes de l’Assemblée et du Sénat sont certifiés par la Cour des Comptes, le rapport complet de cette certification, incluant les recommandations, est tenu secret.
En mai 2017, Transparency International France publiait un rapport intitulé « Pour un Parlement Exemplaire », avec six recommandations prioritaires, dont l’amélioration de la transparence budgétaire du Parlement.
Extrait du rapport pour un Parlement Exemplaire
A l’Assemblée nationale et au Sénat, la responsabilité du contrôle et de l’audit interne repose sur une commission spéciale (une pour chaque chambre), composée d’une quinzaine de parlementaires. Ces deux commissions reçoivent chaque année de la part des Questeurs – parlementaires élus par leurs pairs, chargés des finances et de l’administration de chaque chambre parlementaire – un rapport sur le règlement des comptes. Sur cette base, elles publient à leur tour un rapport, qui donne quitus aux Questeurs. Or, les parlementaires qui siègent dans ces commissions se plaignent régulièrement de son manque de pouvoir et de leurs difficultés à exercer leur vigilance[1]. Même les membres de la Commission des Finances chargés d’examiner le budget du Parlement peuvent avoir des difficultés à accéder aux documents comptables de l’Assemblée nationale[2]. Par ailleurs, la presse s’est déjà fait l’écho d’incohérences entre les comptes publiés et les documents remis à la commission spéciale chargée de vérifier et d’apurer les comptes[3]. Enfin, on ignore presque tout des procédures de contrôle interne et de leur place dans l’organisation administrative : dans l’organigramme officiel de l’Assemblée nationale, le service du budget, du contrôle financier et des marchés publics n’occupe au total qu’une vingtaine de personnes (seulement trois spécifiquement affectés au contrôle du budget en 2017, selon l’organigramme public des services), tandis que cette information n’est pas publique pour le Sénat[4].
Malheureusement, peu de progrès ont été enregistrés sur ce point depuis 2017.
Nos recommandations :
- Publier les rapports de la Cour des Comptes sur l’Assemblée nationale et le Sénat.
- Renforcer les dispositifs de contrôle et d’audit interne à l’Assemblée nationale et au Sénat
- Remplacer l’actuelle commission spéciale chargée de vérifier et d’apurer les comptes par une commission des comptes mixte, qui inclurait des parlementaires et des membres indépendants et publierait un rapport annuel détaillé sur les comptes et l’exécution du budget, et sur la qualité des dispositifs de contrôle interne et d’attribution des marchés publics. Un contrôle extérieur obligerait en effet cette commission à davantage de volontarisme politique et de transparence. Pour que ses travaux soient efficaces, cette commission pourrait éventuellement se faire assister de magistrats détachés auprès de l’Assemblée.
En savoir plus : rapport « Pour un Parlement Exemplaire », mai 2017.
Encadrement insuffisant des moyens alloués aux élus
Pour que la démocratie et les institutions fonctionnent correctement, il est essentiel que les élus aient les moyens d’exercer leurs mandats dans de bonnes conditions, et donc que les frais des élus leur soient remboursés.
Longtemps, les parlementaires ont été les seuls juges de la bonne utilisation de leur enveloppe dédiée aux frais de mandat. Les abus n’étaient pas rares : en 2012, la Commission pour la Transparence Financière de la Vie Politique (ancêtre de la HATVP) indiquait dans son rapport que «le montant de l’indemnité représentative des frais de mandat (IRFM) contribue, pour la durée d’un mandat, à un enrichissement oscillant entre 1 400 € et 200 000 € »[5]. On apprend dans le dernier rapport d’activité de la HATVP que 15 dossiers d’anciens parlementaires ont été transmis à la justice « en raison d’un usage illicite de l’IRFM » sous la précédente législature.
Comme nous le rappelions dans notre rapport de mai 2017, le rapport d’activité 2015 de la CNCCFP préconisait que soient mis en place des procédures permettant de vérifier que les cotisations d’élus en provenance de parlementaire ne sont pas versées via l’IRFM. La même année, le rapport du déontologue de l’Assemblée nationale rappelait que l’IRFM « ne devait pas être utilisée pour (…) acquitter une cotisation à un parti politique, surtout si ces versements donnent lieu à une réduction d’impôt ou une déduction fiscale. »[6]
Il aura fallu attendre décembre 2017 pour qu’une liste claire de dépenses autorisées et interdites soient établie noir sur blanc au Parlement, et qu’un dispositif de contrôle et de sanction soit mis en place. L’ancienne « Indemnité Représentative de Frais de Mandat » (IRFM) a ainsi été remplacée par une « Avance sur Frais de Mandat » (AFM) suite à la loi pour la confiance dans la vie politique de septembre 2017.
Nos recommandations
- Accélérer la réforme des frais de mandat : si la loi pour la confiance dans la vie politique de septembre 2017 impose à l’Assemblée nationale et au Sénat de contrôler l’utilisation des frais de mandat des parlementaires, la mise en œuvre de cette réforme est encore en cours de mise en œuvre. A l’Assemblée nationale, les premiers contrôles n’ont commencé qu’en 2019 et les députés n’ont pas encore répondu aux points faibles du dispositif. Au-delà du Parlement, l’encadrement des frais de représentation et des frais de mandat se pose aussi dans les ministères et dans les grandes collectivités territoriales.
- Conduire une grande réforme du financement de la vie politique, visant notamment à renforcer les contrôles sur les comptes des partis bénéficiant de financements publics. Transparency publiera à l’automne un rapport à ce sujet, avec des propositions sur le financement des campagnes présidentielles et des partis politiques.
Transparence du lobbying
Il est également reproché à François de Rugy d’avoir organisé un dîner avec des lobbys lorsqu’il était ministre, et ce dîner aurait été explicitement « exfiltré » de son agenda.
S’il est normal que les responsables publics rencontrent des représentants d’intérêts afin d’éclairer leurs décisions, Transparency International France déplore le manque de transparence qui prévaut encore sur ces rencontres. Les citoyens devraient pourtant savoir comment les décideurs publics prennent leurs décisions. La loi Sapin 2 de décembre 2016 a certes posé une première pierre dans la régulation du lobbying, en créant un répertoire des représentants d’intérêts abrité par la HATVP, mais cela ne suffit pas à mesurer « l’empreinte normative » des différents lobbies.
Paradoxalement, le débat sur le lobbying se focalise souvent sur le Parlement : c’est pourtant au niveau de l’exécutif, au stade de la préparation des lois ou de leur mise en œuvre, que l’opacité est la plus forte.
Nos recommandations :
- Approfondir le registre des représentants d’intérêts, qui ne fournit pas encore suffisamment de données utiles pour comprendre la réalité du lobbying.
- Demander aux responsables publics – parlementaires, ministres et leurs conseillers, présidents des grands exécutifs locaux, hauts fonctionnaires – de faire la transparence sur leurs rencontres avec les représentants d’intérêts (transparence des agendas).
En savoir plus : https://transparency-france.org/renforcer-notre-democratie/lobbying/
[1] Voir notamment : Bruno Botella, “Petits secrets et grands privilèges de l’Assemblée nationale”, Les Editions du Moment, 2013, chapitre VIII ; René Dosière, « Comment assurer la transparence des comptes de l’Assemblée nationale », actes du colloque 2012 de Transparency International France ; « Marie- Lyne Reynaud : ‘beaucoup trop d’opacité’ », La Charente Libre, 9 mars 2017.
[2] Témoignage du rapporteur thématique de la mission « Pouvoirs Publics » en 2007-2012 (mission incluant les comptes de l’Assemblée nationale et du Sénat) cité par Bruno Botella, Ibid.
[3] « Sénat, les énormités d’un budget qui n’a jamais été publié », Mediapart, 22 septembre 2011 ; « Vins, fleurs, salaires : les dépenses cachées de la présidence de l’Assemblée », Mediapart, 30 mai 2012
[4] « Des millions d’euros ont été siphonnés par des sénateurs UMP », Mediapart, 24 janvier 2017 ; « L’ex-ministre Raincourt reconnaît avoir été payé depuis un compte secret des sénateurs UMP », Mediapart, 10 février 2015 ; « L’emprunt caché de 3 millions d’euros », Mediapart, 21 juin 2014
[5] https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000025195915&categorieLien=id
[6] http://www2.assemblee-nationale.fr/static/deontologue/deontologue_rapport_2015.pdf