BLANCHIMENT // Le Corporate Transparency Act américain: une avancée, pas une panacée
Ce billet d’analyse de Sara Brimbeuf, avocate de formation et chargée de plaidoyer au sein de Transparency International France, a été publiée le 26 janvier 2021 sur le site du Monde du Droit
Vendredi 1er janvier, le Congrès américain a adopté, dans le cadre d’une loi sur le budget de la Défense, le « Corporate Transparency Act », un texte imposant aux sociétés américaines de déclarer l’identité de leurs bénéficiaires effectifs, c’est-à-dire les personnes physiques possédant ou contrôlant directement ou indirectement ces sociétés. Cette mesure est destinée à lutter contre le recours aux sociétés-écrans, une pratique courante considérée comme l’une des plus grandes failles du dispositif anti-blanchiment américain. Réforme accomplie ou premier pas nécessaire mais insuffisant dans la lutte contre la corruption, le blanchiment et l’évasion fiscale ? Analyse.
Chaque année aux Etats Unis, près de 2 000 000 de sociétés et de sociétés à responsabilité limitée (« corporations and limited liability companies ») sont constituées selon des lois propres à chacun des cinquante Etats américains[1].
Ces lois requièrent très peu, voire aucune information sur les bénéficiaires effectifs de ces sociétés. Ainsi, selon les conclusions du Congrès américain, une personne souhaitant constituer une société aux Etats-Unis doit généralement fournir moins d’informations que pour ouvrir un compte bancaire ou obtenir un permis de conduire.
Il s’agit de l’une des principales failles du système américain de lutte anti-blanchiment. En juillet 2006, déjà, le Groupe d’action financière sur le blanchiment de capitaux (ci-après « GAFI »), le principal organisme international de normalisation en matière de lutte contre le blanchiment d’argent, soulevait le non-respect des Etats-Unis de l’obligation de recueillir des informations sur la propriété effective.
Dix ans plus tard, en décembre 2016, le GAFI déplorait le peu de progrès réalisés par les Etats-Unis pour résoudre ce problème et identifiait le « manque d’informations adéquates, précises et à jour sur la propriété effective » comme étant une lacune fondamentale dans les efforts des États-Unis pour lutter contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme[2].
Selon plusieurs experts, la réputation et la légitimité des entreprises américaines combinées à la faciliter de constituer des sociétés écran sur le territoire américain a fait des Etats-Unis une destination de blanchiment privilégiée des criminels internationaux[3]. Parmi les exemples les plus notables, citons Isabel dos Santos, la femme la plus riche d’Afrique, qui, selon plusieurs enquêtes, a blanchi des centaines de millions de dollars d’argent public via des sociétés écrans dont certaines établies sur le territoire américain[4].
Plus récemment, la fuite de plus de 2 100 « rapports d’activité suspecte » (« Suspicious Activity Reports » – SAR) transmis par des banques du monde entier à l’autorité de lutte anti-blanchiment américaine, le FinCEN (« Financial Crimes Enforcement Network »), a révélé les vulnérabilités des banques américaines au risque de blanchiment et l’ampleur que ces flux financiers illicites représentent[5].
Ce constat est partagé par le dernier rapport de Transparency International, Exporting Corruption, qui, bien que classant les Etats-Unis en tête du classement des pays luttant le plus efficacement contre la corruption d’agent public étranger, ne manque pas de souligner les failles et lacunes du dispositif américain de lutte anti-blanchiment.
Le US Corporate Transaprency Act, entend colmater cette brèche béante. Mais les dispositions prévues par le texte sont-elles suffisantes pour préserver le système financier américain du blanchiment international, un phénomène qui pèse entre 800 milliards et 2.000 milliards de chaque année à l’échelle mondiale l’échelle mondiale chaque année ? La réponse est non, et ce pour trois raisons.
La création d’un registre centralisé sur les bénéficiaires effectifs n’est pas une solution miracle. Les corrupteurs et blanchisseurs peuvent toujours déposer de fausses informations ou des informations lacunaires dans ces registres. La vérification de ces informations est difficile et requiert d’importants moyens humains et financiers comme en témoigne l’exemple du Royaume-Uni qui dispose d’un registre centralisé depuis 2016.
Ayant analysé les données du registre britannique sur les bénéficiaires effectifs, l’organisation non gouvernementale (ONG) Global Witness a pu révéler les nombreuses lacunes de ce registre tenant à la défaillance du contrôle des autorités britanniques sur les données transmises par les entreprises sur leurs bénéficiaires effectifs[6].
A l’inverse de la règlementation européenne[7], le Corporate Transparency Act ne prévoit pas d’ouvrir au public les informations sur les bénéficiaires effectifs. La nouvelle loi américaine prévoit, en outre, des sanctions en cas d’utilisation abusive ou de divulgation non autorisée des informations sur les bénéficiaires effectifs[8]. Or, le contrôle par la société civile de la qualité et du contrôle des informations détenues dans ces registres dépend directement de leur ouverture au public. C’est parce que le Royaume Uni a ouvert au public les données de son registre sur les bénéficiaires effectifs que l’ONG Global Witness a pu signaler ces défaillances.
En France, malgré de récentes avancées, des progrès restent à faire. Seules sont accessibles au public, à titre gratuit, les informations relatives aux nom, nom d’usage, pseudonyme, prénoms, mois, année de naissance, pays de résidence et nationalité des bénéficiaires effectifs ainsi qu’à la nature et à l’étendue des intérêts effectifs qu’ils détiennent dans la société ou l’entité[9]. A l’heure actuelle, néanmoins, le registre français sur les bénéficiaires effectifs n’est pas disponible en open data et ces informations sont uniquement accessibles par requête auprès des greffes des tribunaux de commerce compétents.
A la différence de la règlementation européenne[10], l’obligation de déclaration du bénéficiaire effectif ne concerne pas les trusts. Les seules entités concernées par l’obligation de déclaration de leurs bénéficiaires effectifs prévue sont les « corporation et limited liability companies » (Sec (1). a. 1).
La nouvelle législation américaine prévoit néanmoins, sous deux ans, que le Office of the Comptroller of the Currency pourra mener une étude aux fins d’évaluer si l’obligation de déclaration du bénéficiaire effectif pourrait s’étendre à d’autres entités légales telles que les « trusts » ou les « partnerships » (Sec (4). b. 1)
Avancée incontestable, le US Corporate Transparency Act ne saurait révolutionner à lui seul le dispositif américain de lutte anti-blanchiment, compte tenu de ces trois biais. Trois biais, autant de pas qui restent à franchir vers une réelle transparence des sociétés.
[1] https://www.congress.gov/bill/116th-congress/house-bill/2513/text
[2] http://www.fatf-gafi.org/media/fatf/documents/reports/mer4/MER-United-States-2016.pdf, p.222
[3] https://fcpablog.com/2020/12/21/washington-targets-beneficial-owners-with-the-corporate-transparency-act/
[4] https://www.icij.org/investigations/luanda-leaks/how-africas-richest-woman-exploited-family-ties-shell-companies-and-inside-deals-to-build-an-empire/
[5] Ainsi par exemple, ces documents ont permis de révéler que la banque américaine JP Morgan a autorisé à une entreprise à déplacer plus d’un milliard de dollars via un compte londonien sans savoir à qui ce compte appartenait. JP Morgan a découvert plus tard que l’entreprise était susceptible d’appartenir à un gangster figurant parmi les 10 criminels les plus recherchés par le FBI (Voir https://www.bbc.com/news/uk-54226107)
[6] https://www.globalwitness.org/en/campaigns/corruption-and-money-laundering/anonymous-company-owners/getting-uks-house-order/
[7] La 5ème directive européenne de lutte anti-blanchiment exige des Etats membres qu’ils ouvrent au public leurs registres sur les bénéficiaires effectifs des sociétés
[8] https://www.congress.gov/bill/116th-congress/house-bill/2513/text: Criminal penalty for the misuse or unauthorized disclosure of beneficial ownership information: “The criminal penalties provided for under section 5322 shall apply to a violation of this section to the same extent as such criminal penalties apply to a violation described in section 5322, if the violation of this section consists of the misuse or unauthorized disclosure of beneficial ownership information.”
[9] Art. L. 561-46 du Code Monétaire et Financier modifié par l’article 8 de l’ordonnance n° 2020-115 du 12 février 2020
[10] Aux termes de la directive européenne de lutte anti-blanchiment, « chaque État membre exige que les fiduciaires/trustees de toute fiducie expresse/de tout trust exprès administré dans ledit État membre obtiennent et conservent des informations adéquates, exactes et actuelles sur les bénéficiaires effectifs de la fiducie/du trust. Ces informations comprennent l’identité : a) du ou des constituants ; b) du ou des fiduciaires/trustees ; c) du ou des protecteurs (le cas échéant) ; d) des bénéficiaires ou de la catégorie de bénéficiaires ; et e) de toute autre personne physique exerçant un contrôle effectif sur la fiducie/le trust. Les États membres veillent à ce toute infraction au présent article fasse l’objet de mesures ou de sanctions efficaces, proportionnées et dissuasives (Article 31 de la directive EU du 30 mai 2018 modifiant la directive (UE) 2015/849 relative à la prévention de l’utilisation du système financier aux fins du blanchiment de capitaux ou du financement du terrorisme ainsi que les directives 2009/138/CE et 2013/36/UE)