JUSTICE / Le dévoiement de la CJIP dans « l’affaire LVMH / Squarcini » ne doit pas condamner cet outil essentiel à la lutte contre la corruption
Paris, le 2 juin 2022
Dans ce qu’il convient d’appeler « l’affaire Squarcini », la Cour d’appel de Paris a notamment jugé irrecevables les trois questions prioritaires de constitutionnalité (QPC) déposées par François Ruffin et le journal Fakir remettant en cause les modalités de la Convention Judiciaire d’Intérêt Public (CJIP) passée entre le Tribunal judiciaire de Paris et le groupe LVMH. Pour Transparency France, ONG qui avait soutenu la création de la CJIP en 2016, l’amalgame qui est fait entre plusieurs faits susceptibles de recevoir des qualifications pénales (trafic d’influence, compromission et recel de violation du secret professionnel ou de l’enquête…) et les prétendus agissements de l’association Fakir, en application d’un principe de connexité, constituent un dévoiement de la CJIP. En effet la fonction première de celle-ci est de lutter contre la corruption d’agent public étranger, le blanchiment et la fraude fiscale internationale.
Si la question de la constitutionnalité de la CJIP n’a pas été soulevée d’office par le Conseil Constitutionnel dans sa décision du 8 décembre 2016 et si le pourvoi en cassation contre la CJIP ne pouvait prospérer, celle-ci n’étant pas compétente, il n’en demeure pas moins que l’accord passé entre la Justice et le groupe LVMH, autour des agissements d’un ancien directeur central du renseignement intérieur devenu consultant, soulève de nombreuses questions.
Créée par la loi Sapin II pour doter la justice française d’un outil répressif supplémentaire et lutter efficacement contre la corruption transnationale, dans un contexte juridique international largement dominé par des dispositifs anglosaxons extra territoriaux, la CJIP repose sur un équilibre qu’il convient de préserver, sauf à en dévoyer le sens et à instaurer de manière rampante une dépénalisation de la corruption.
En proposant à LVMH une CJIP englobant deux affaires portant sur des infractions distinctes, l’une portant sur l’espionnage de la vie professionnelle et personnelle du journaliste François Rufin, l’autre sur la surveillance de dirigeants du groupe de luxe concurrent Hermès, la justice a permis à LVMH de bénéficier d’un accord pour des faits qui ne rentrent pas dans le champ de la CJIP. Elle empêche ainsi François Ruffin d’obtenir réparation des faits d’atteinte à la liberté d’expression et d’information et au respect de la vie privée. Ce n’est pas un hasard si le journaliste et député sortant a annoncé saisir la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) afin qu’elle sanctionne « les manquements de l’État français dans son obligation de protection de la liberté d’expression et du respect de la vie privée ».
Transparency France voit dans ce dossier un très préjudiciable coup porté à cet outil essentiel de la lutte contre la corruption et rappelle le délicat équilibre qui doit présider à cet outil.
Avec treize conventions judiciaires d’intérêt public conclues en quatre ans, notamment dans les retentissantes affaires Airbus ou Société Générale, la CJIP a démontré son efficacité dans la lutte contre la corruption d’agents publics étrangers, la fraude fiscale internationale, ou le blanchiment de ces infractions. Toute utilisation de ce dispositif exorbitant du droit commun, en dehors de ce cadre, met en danger les acquis de la loi Sapin 2. Or, depuis quelques mois, les signaux inquiétants s’accumulent.
Elargie aux atteintes à l’environnement, puis envisagée comme un outil de maîtrise du risque pénal pour les entreprises dans le cadre de la proposition de loi Gauvain présentée à la fin de la précédente législature sans pour autant être inscrite à l’ordre du jour des débats parlementaires, la CJIP risque de perdre sa légitimité. Aussi est-il essentiel de revenir aux principes fondamentaux de la loi.
L’accord passé entre la Justice et le groupe LVMH donne à voir différentes pistes d’amélioration de l’encadrement de cet outil aussi utile que fragile. La notion d’infraction connexe devrait être plus strictement encadrée, voire supprimée ; la procédure d’homologation des CJIP devrait être collégiale si les faits sont jugés sensibles ; la motivation des ordonnances rendues par le tribunal aux fins de validation des CJIP pourrait à l’avenir être étayée, afin d’en permettre un contrôle effectif, y compris s’agissant de la connexité ; l’indemnisation de la victime devrait être garantie, au besoin par un supplément d’instruction et un programme de mise en conformité devrait être systématiquement prévu. C’est vers ce nouvel équilibre qu’il faut tendre.