BILLET / François Valérian : Agence Française Anti-corruption, pourquoi pas le modèle australien ?
François Valérian, administrateur de Transparency International France et membre du conseil d’administration international de Transparency International
Il y a presque deux ans, j’étais invité au titre de Transparency France à un colloque de l’université du Sussex sur les agences anti-corruption. Mon collègue A.J. Brown, professeur de droit et membre de Transparency Australie, y était lui aussi invité. Les organisateurs du colloque voulaient réfléchir aux modèles, bons ou moins bons, d’agence anti-corruption dans le monde, et aux manières d’obtenir la création d’une telle agence dans un pays qui n’en disposait pas encore.
La France dispose depuis 2016 d’une agence anti-corruption et l’Australie, au moment du colloque de 2021, n’en disposait pas encore.
L’Agence Française Anti-corruption, créée par la loi Sapin 2 quelques années après la Haute Autorité pour la Transparence de la Vie Publique et le Parquet National Financier, a marqué comme ces deux autres institutions ce qu’on pourrait appeler un temps de transparence dans la vie publique française, un temps d’espoir après la démission de l’incroyable Monsieur Cahuzac, ministre des finances accusé d’avoir caché des millions à Singapour, un temps malheureusement éphémère alors que désormais, entre autres affaires, le garde des sceaux est mis en examen depuis dix-huit mois pour conflit d’intérêt et continue de disserter doctement sur une justice plus proche des citoyens.
Précisément, l’Agence Française Anti-corruption ne pourrait-elle s’intéresser au cas de Monsieur Dupont-Moretti, aux diverses enquêtes visant l’ancien président Sarkozy, n’aurait-elle pu faire avancer plus vite les procédures si lentes concernant Monsieur Balkany ? Malheureusement non, et même pas du tout comme j’avais bien dû le reconnaître lors du colloque de l’université du Sussex.
L’Agence Française Anti-corruption aide à promouvoir la prévention de la corruption dans les entreprises privées qui ont obligation de la prévenir depuis la loi Sapin 2, et elle aide aussi les institutions publiques sur les mêmes sujets. Elle peut être amenée à piloter des programmes de remédiation prévus par le juge dans des cas de corruption, comme pour Airbus. Elle peut aussi sanctionner des manquements dans les programmes de prévention. Tout cela est utile, et le personnel de l’agence semble tout à fait dévoué à son travail.
Cependant depuis la création de l’AFA seules quelques sanctions, de faible portée financière, ont été prononcées par la commission des sanctions de cette agence à l’encontre d’entreprises dans lesquelles les contrôles effectués avaient établi de grands défauts de prévention. Quant aux moyens humains dont dispose l’agence, ils étaient de 60 employés à la fin de 2018, 59 à la fin de 2019, 57 à la fin de 2020 et 51 à la fin de 2021 : on ne peut dire que l’engagement public au service de l’agence ait été en croissance.
Le problème de l’Agence Française Anti-corruption est qu’en dépit de la bonne volonté de ses équipes, ce qu’elle fait ne répond pas à ce que laissait espérer son titre. Le nom d’agence anti-corruption avait été emprunté à la vague mondiale de création de telles agences dans les dernières décennies mais le mandat de cette agence dès la loi Sapin 2 était très restreint, et les moyens lui sont chichement comptés. De plus cette agence, à la différence par exemple de la Haute Autorité pour la Transparence de la Vie Publique, ou encore du Défenseur des Droits, n’est pas à proprement parler indépendante. Cette agence à compétence nationale est en effet placée auprès des ministres de la Justice et du Budget, , donc du gouvernement et du pouvoir exécutif. Raison pour laquelle lui est d’ailleurs confiée la mission de formuler des « recommandations qui, avec la loi Sapin II et ses décrets d’application, constituent le référentiel anticorruption français ». Charge difficile s’il en est quand il faut pour cela concilier deux ministères.
En 2021 cependant, lors de notre discussion avec l’université du Yorkshire la France disposait déjà d’une agence anti-corruption quand mon collègue australien et Transparency Australie bataillaient, semblait-il en vain et depuis plus de quinze ans, pour obtenir dans leur pays une telle agence. Le gouvernement australien de l’époque était hostile à la chose, on devait apprendre plus tard qu’il n’était guère ami de la transparence, le premier ministre s’étant fait notamment attribuer les compétences ministérielles de plusieurs ministères à la faveur de la crise sanitaire et à l’insu des ministres concernés.
L’Australie a changé de gouvernement au printemps dernier et en novembre dernier elle a créé une agence nationale anti-corruption qui entrera en fonction vers le milieu de cette année.
L’agence nationale anti-corruption australienne est indépendante du gouvernement. Elle est placée sous l’autorité du parlement, qui détermine ses ressources. Elle a pleine autorité pour enquêter sur les affaires de corruption, y compris celles qui concernent les ministres ou tout dépositaire de l’autorité publique. Les donneurs d’alerte qui signaleront des faits de corruption à la commission bénéficieront d’une protection contre les représailles judiciaires ou professionnelles. Une fois l’enquête close et si la commission en décide ainsi, le dossier sera remis à la justice. Un inspecteur extérieur à la commission sera en charge d’enquêter sur toute affaire de corruption qui affecterait les services de la commission elle-même.
Il s’agit là d’un très grand succès pour le combat de longue haleine mené par Transparency International et la société civile australienne, même si des progrès sont toujours souhaitables vers la tenue systématique d’auditions publiques ou une supervision parlementaire qui associe l’opposition.
On le voit, l’Australie ne s’est pas inspirée du modèle français dans son agence, elle s’en est même beaucoup éloignée.
Certains diront ce qu’on entend souvent dès qu’on évoque en France la réalisation d’un pays anglophone, qu’il s’agit là d’une création de la culture anglo-saxonne, qu’on ne peut importer dans un pays comme la France.
Il convient de s’inscrire en faux contre cet argument, et ce pour une raison simple : Montesquieu n’était pas anglais. La France est peut-être le pays où le principe de séparation des pouvoirs a été formulé pour la première fois, mais malheureusement ce n’est pas le pays où il a été le mieux mis en œuvre. Montesquieu en le concevant s’opposait à la confusion des pouvoirs de l’ancien régime, confusion encore renforcée par le pouvoir napoléonien et une tradition bonapartiste plutôt remise à l’honneur par la constitution française actuelle.
Ce qui pose problème dans la lutte des pouvoirs publics contre la corruption, c’est qu’elle reste entièrement entre les mains de l’exécutif. Le président actuel, élu pour la première fois il y a cinq ans en devançant un candidat peu intègre, avait alors promis une « République exemplaire » et, quelques semaines après son accession à la présidence, il obtenait la démission de son garde des sceaux, point encore mis en examen mais seulement visé par une enquête pour emplois fictifs. Depuis lors les temps ont changé, les enquêtes contre des ministres se sont multipliées et nous avons désormais un garde des sceaux mis en examen depuis dix-huit mois, qui va participer à la désignation du procureur devant le tribunal d’exception censé le juger.
La France dispose déjà d’autorités administratives indépendantes et puissantes qui régulent les secteurs de l’énergie, des télécommunications ou de la finance. Elle n’est pas devenue anglo-saxonne pour autant, elle a fait seulement diminuer le risque d’arbitraire d’un exécutif tout-puissant. Elle serait bien inspirée de regarder vers l’Australie pour devenir enfin efficace dans la lutte contre la corruption, et gagner en démocratie.