La France est-elle suffisamment armée pour lutter efficacement contre les paradis fiscaux ? Alors que le Ministre des Comptes publics Gabriel Attal a annoncé la mise en place d’un plan de lutte contre la fraude, l’ancien juge financier Renaud Van Ruymbeke, auteur de l’essai : « Offshore – Dans les coulisses édifiantes des paradis fiscaux », nous éclaire sur les enjeux, les insuffisances et les atouts de la lutte contre ces coffres forts qui hébergent indistinctement les milliards issus de l’évasion fiscale, de la corruption ou du crime organisé. Une expertise essentielle alors que les négociations sur le « paquet législatif anti blanchiment » sont en cours entre la Commission, le Conseil et le Parlement européen. Une occasion pour l’Union européenne et les États membres, dont la France, de renforcer la lutte contre le blanchiment et les outils de transparence financière. Suffisamment pour « sortir de l’hypocrisie dans la lutte contre les paradis fiscaux » ?
Renaud Van Ruymbeke : « Il est temps de sortir de l’hypocrisie face aux paradis fiscaux »
Face au scandale du « Qatar gate », que pensez-vous des réponses proposées par les institutions européennes ?
Les solutions proposées par les institutions ne sont pas suffisamment efficaces à mes yeux. Elles s’inscrivent dans la bonne dynamique mais omettent de s’attaquer concrètement aux offshore, aux trusts et aux retraits en espèces notamment. Dans le cas du “Qatar gate”, nous parlons tout de même de 600.000 euros en espèces. Être en possession d’une telle somme aujourd’hui semble impossible. Cela prouve bien qu’il y a un mécanisme de passage par un paradis fiscal ou par un pays qui ne respecte pas les règles. Malheureusement comme il n’y a pas de “track fund” (NDLR : suivi des fonds), il n’y a pas de contrôle sur la provenance d’un tel montant. Au sujet du “Qatar gate”, j’espère que l’enquête de mon collègue belge aboutira !
Selon vous, au-delà d’augmenter les moyens, faut-il doter les enquêteurs, les procureurs et les magistrats instructeurs de meilleurs outils pour la lutte contre les flux financiers illicites, tels que la présomption de blanchiment ?
La présomption de blanchiment est en effet un outil juridique qui est très utile. Par exemple, lorsque quelqu’un se présentait dans mon bureau, à l’époque, je lui demandais la provenance de l’argent qu’il détenait dans des offshore. Avant la mise en place de cet outil, celui-ci était en mesure de ne pas me répondre. J’étais donc souvent dans l’incapacité de prouver qu’il y avait blanchiment d’argent, cela pouvait prendre des années. Désormais, grâce à la présomption de blanchiment ce n’est plus le juge qui a la charge de la preuve.
En effet, avec la présomption de blanchiment, le délit est présumé, je n’ai plus à apporter la preuve du délit d’origine, cela modifie complètement les choses. Parce que, ce qu’il faut comprendre c’est que nous ne savons pas combien et où il y a de l’argent dans les offshore, il n’y pas de fichier central, il n’y a aucune transparence. De fait, comment puis-je savoir si vous avez 10 millions à Dubaï ? Vous aurez beau multiplier les enquêtes et les enquêteurs : c’est un faux problème. Le réel problème c’est de s’interroger sur l’accès aux informations dans ces pays là, où il n’y a pas de registres centralisés ni de transparence.
Cette présomption, introduite par le législateur, il y a quelques années en France, est étrangement peu utilisée alors qu’elle permet d’inverser la charge de la preuve. Il est tout de même nécessaire de réunir un ensemble d’éléments qui permettent de soupçonner le blanchiment. Mais dès lors que ces éléments existent, qu’ils laissent entendre que de l’argent est caché dans des offshore, il y a présomption de l’existence d’un délit. Lorsque quelqu’un détient, par exemple, un trust, une société Panaméenne ou encore des comptes aux îles Caïman ; il semble évident qu’il a quelque chose à cacher. Il y a forcément une volonté de fraude, et c’est justement ce que j’ai voulu montrer dans ce livre. J’y fais un constat indiscutable, je ne suis pas un politique. Je ne fais que relater des faits.
Je n’ai d’ailleurs pas lu une ligne de contradiction suite à la parution du livre et je fais ce constat en exposant la réalité et les quelques conclusions que j’en tire. A savoir, tant que nous ne nous en prendrons pas aux trusts, aux fiduciaires, aux sociétés panaméennes, des îles caïman, nous n’y arriverons pas. Le chemin qu’ont pris l’OCDE, le G7, le G20, etc. en pensant supprimer les paradis fiscaux, c’est de faire des listes des pays. Mais, excusez-moi, “Panama Papers”, “Paradise Papers”, “Dubaï Papers”… la fête continue !
Comment expliquer que les paradis fiscaux continuent de proliférer chez les « champions » de la lutte contre la corruption, tels que le Royaume-Uni et les États-Unis ?
C’est une vaste hypocrisie. Les États-Unis se targuent d’être les champions de la lutte anti-corruption. Or, ils tolèrent le Delaware et près de leurs côtes les îles Caïman, et Panama sans agir. Les Anglo-Saxons, quant à eux, sont confrontés aux paradis fiscaux anglophones comme les îles anglo-normandes, Singapour, Chypre ou Gibraltar. Ils ont, par ailleurs, un droit anglo-saxon qui favorise les trusts et le secret bancaire.
De plus, selon mes collègues Suisses et Luxembourgeois et moi-même, nous avons toujours eu des difficultés à obtenir des renseignements de Londres parce que nous avons à faire à une police, et non à des procureurs ou des magistrats qui ont plus de pouvoir. Il y a beau y avoir le SFO (NDLR : Le Serious Fraud Office), la task force, concrètement rien n’est fait. A ma connaissance, il n’y a pas en Grande-Bretagne un seul scandale d’affaire financière révélé au grand jour.
Nous coopérons beaucoup mieux, et avons beaucoup plus de résultats, avec les Suisses ou les Luxembourgeois par exemple. Je parle ici de Genève et non de Zoug avec qui la coopération est très mauvaise. Quant à la coopération avec Zurich, elle est plutôt moyenne.
Quand on coopère avec les pays anglo-saxons ou de culture anglo-saxonne, il faut toujours que chaque virgule soit à sa place. Donc, ils coopèrent, mais dans une certaine mesure seulement, au compte-goutte. Il faut des années pour remonter des circuits. Dans le dossier de la fraude carbone qui date de 2008 / 2009 par exemple, les fraudeurs sont à Hong-Kong, ils y envoient tout l’argent, ils ne passent plus par la Suisse ou le Luxembourg qui, comme je viens de l’évoquer, sont des pays qui commencent à signer des conventions et à les mettre en œuvre.
Depuis le début de la guerre en Ukraine et le gel des avoirs de plusieurs oligarques, on observe plusieurs initiatives proposant de confisquer ces avoirs pour financer la reconstruction de l’Ukraine. Que pensez-vous de ces propositions ?
Personnellement, je ne vois pas comment dans les États de droit, des démocraties comme la France, on peut espérer confisquer des avoirs d’oligarques sans démontrer que c’est de l’argent frauduleux. Ce n’est pas parce que vous êtes un milliardaire russe, que vous commettez plus d’infractions qu’un milliardaire français ou américain. Qu’est-ce qui fait la différence ? La nationalité russe ? Je doute que ce critère suffise pour la Cour Européenne des Droits de l’Homme (CEDH).
Geler les avoirs est une première étape pertinente. La France, les États-Unis et la Grande Bretagne le font, c’est important, mais ça ne permet pas de réellement faire avancer les choses. Car une fois la situation gelée, que faisons-nous ? A mon sens il n’a que le juge qui puisse organiser et orchestrer la confiscation, il faut donc impérativement que Bercy dépose plainte. Transparency International France a d’ailleurs bien fait de déposer plainte au Parquet National Financier (PNF). Cette confiscation ne peut avoir lieu qu’au terme d’un processus long et compliqué : après le dépôt de plainte, le procureur va saisir un juge d’instruction, normalement, qui lui ordonne la saisie des biens. La différence entre la saisie du juge qui est conservatoire et le gel de Bercy, c’est que le juge est contrôlé et doit appliquer la loi. Au terme de son instruction, il va falloir que le juge démontre le blanchiment. Pour ce faire, soit il fait jouer la présomption de blanchiment si l’argent est caché dans des offshores aux îles Caïman etc., soit il fait la démonstration que l’argent est détourné des caisses de l’État russe et qu’il y a de la corruption. Cependant, il ne pourra pas le faire sans envoyer une commission rogatoire internationale en Russie.
En conclusion ce processus est très compliqué, et c’est seulement à son terme qu’un tribunal pourra, le cas échéant, ordonner la confiscation ; dans ce cas-là, ça semble intéressant comme solution. Mais le gel simple par l’État, je ne vois pas comment la CEDH acceptera cela.
C’est un vrai sujet parce que nous parlons des yachts par exemple, il faut savoir que quand nous saisissons un yacht, il y a des frais. En effet, il faut rémunérer l’équipage, prendre en charge l’entretien, etc. Dans la première phase, soit c’est l’oligarque qui paye s’il veut bien le faire, mais s’il le fait, il va nécessairement montrer d’où vient l’argent. Sinon c’est l’État qui paye et cela peut durer des années et coûter cher au contribuable. Je ne vois donc pas comment Bercy peut arriver à confisquer à terme les biens sans passer par la case judiciaire. Ainsi, il est judicieux de saisir le juge rapidement car il faut des années pour éventuellement faire la démonstration, ou appliquer la présomption.
Par ailleurs, utiliser la présomption ne signifie pas qu’il n’y a plus rien à faire, il va falloir rechercher les éléments qui montrent que cet argent a été détourné. Il y a beaucoup d’oligarques qui se sont enrichis au moment où Eltsine a distribué les actions des Russes. Ils les ont rachetés, ce n’est pas un vol ni un détournement. Ils ont ensuite fait fructifier cet argent et en ont tirés des bénéfices incommensurables, certes, mais nous en connaissons aussi dans notre histoire des individus, des banquiers, qui se sont enrichis de cette manière presque sur des délits d’initiés, mais là en l’occurrence c’est quasiment improuvable. Voilà donc les difficultés qui vont se poser.