Jean Comte : « Pour ne pas dépendre des administrations nationales, l’administration bruxelloise organise sa dépendance envers les lobbys »

Jean Comte : « Pour ne pas dépendre des administrations nationales, l’administration bruxelloise organise sa dépendance envers les lobbys » »

Samedi 9 décembre, Transparency France et l’Observatoire de l’Ethique Publique (OEP) remettront le deuxième Prix Transparence et Ethique Publique à un des cinq auteurs sélectionnés pour cette édition 2023. Jean Comte, journaliste et auteur d’Au cœur du lobbying européen, un des ouvrages retenus nous parler de l’importance d’expliquer aux citoyens la réalité du lobbying, ses acteurs, ses mécanismes, son manque de transparence et son influence réelle sur la décision publique. Loin des idées reçues sur une activité parfaitement compatible avec la démocratie, pourvu qu’elle soit encadrée.

La Commission européenne et le Parlement ont besoin de beaucoup d’informations sur les secteurs, parfois très techniques, qu’ils veulent réguler. Les décideurs européens ont besoin de comprendre leur monde, ce grand marché de 27 Etats et 450 millions d’habitants. Pour ne pas dépendre des administrations nationales, l’administration bruxelloise organise sa dépendance envers les lobbys.

Jean Comte

Transparency France : Dans « Au coeur du lobbying européen : Les voies de l’influence », votre description de l’écosystème bruxellois du lobbying part d’un point connu : le caractère industriel du lobbying bruxellois pour dresser un tableau plus équivoque. Les institutions européennes subissent-elles le lobbying ou l’intègrent-elles ?

Bruxelles est effectivement un lieu où il y a beaucoup de de lobbyistes et beaucoup de lobbying, mais il ne s’agit pas d’une activité menée par des agents extérieurs à la Commission européenne qui essaient de la prendre d’assaut à des fins d’influence. Le lobbying est au contraire une activité qui est très organisée, soutenue, alimentée, même par les institutions européennes, la Commission européenne en tête.

La première raison, c’est que la Commission européenne et le Parlement ont besoin de beaucoup d’informations sur les secteurs, parfois très techniques, qu’ils veulent réguler. Les décideurs européens ont besoin de comprendre leur monde, ce grand marché de 27 Etats et 450 millions d’habitants. Pour cela, ils se tournent vers les organisations de représentation d’intérêts des secteurs en question. Si la Commission européenne veut réguler l’utilisation d’un produit financier précis, c’est totalement logique qu’elle se tourne vers les acteurs financiers pour se documenter sur ledit produit et les conséquences potentielles d’une future régulation. Pour ne pas dépendre des administrations nationales, l’administration bruxelloise organise sa dépendance envers les lobbys.

Très tôt, la Commission a donc non pas seulement cherché à s’appuyer sur les lobbys. Elle les a organisés, au sens propre du terme. Elle a poussé les secteurs industriels à se doter d’instances de représentation dotées de bureaux bruxellois, pour pouvoir disposer d’interlocuteurs avec qui dialoguer. Cela ne concerne pas que le secteur privé, mais aussi les ONG – qui sont aussi considérées comme des lobbys – pour veiller à la diversité des points de vue recueillis.

La Commission européenne soutient même certains lobbys, comme les associations de consommateurs ou les ONG, c’est un pratique qui semble particulière vue de France.

Pour les ONG, la Commission va même plus loin : elle les soutient financièrement, via des financements plus ou moins pérennes, mais qui sont très utiles pour beaucoup d’entre elles, pour qu’elles existent, pour qu’elles s’expriment.

Cela a commencé dès les années 2000. La Commission veille à la multiplicité et la diversité des lobbys, pour alimenter les décideurs publics en points de vues documentés et variés. Ce soutien se fait via une multitude de dispositifs et de lignes financières différentes, dont beaucoup d’appels d’offres soutenant des projets précis. Mais certains ONG bénéficient d’un soutien dédié et sécurisé par un règlement européen : le BEUC (Bureau Européen des Consommateurs, le seul lobby de consommateurs européens) Finance Watch et Better Finance.

Le paradigme des décideurs européennes face aux lobbys ne saurait donc se résumer à « résister ou céder ».  Comment décrire cette relation ?

L’image du château-fort assiégé par les lobbys est effectivement trop caricaturale. En fait, le système a été mis en place par la Commission qui a pris l’habitude de sonder les parties prenantes pour anticiper les conséquences politiques, économiques, juridiques de leurs futures décisions. Après, le lobbying étant un rapport de de force, on ne peut tomber dans l’angélisme et parler de coopération simple et saine entre la Commission et des lobbies prêts à l’aider bénévolement. Chaque partie poursuit son propre objectif : la Commission européenne veut dégager une vision générale, un intérêt général européen, et décider tandis que les lobbies veulent imposer leur agenda et défendre des intérêts.

La régulation du lobbying à Bruxelles a peu évolué ces 10 dernières années, pendant que l’encadrement de la pratique a pu beaucoup avancer dans certains pays membres, dont la France.

Il faut bien distinguer la règle et son application. En matière de règle, Bruxelles reste en avance sur de nombreux Etats européens : il y a une définition officielle du lobbying, un système d’encadrement avec un registre des lobbys et des obligations juridiques pour certains acteurs comme les commissaires européens ou les eurodéputés parlementaires. Il y a beaucoup d’États membres qui sont très loin de disposer d’un tel cadre.

La France, depuis la création du répertoire des représentants d’intérêts géré par la Haute Autorité de la Transparence de la Vie Publique (HATVP), dispose d’un des modèles les plus robustes parmi les pays de l’UE. Une autorité, une loi, un registre, des effectifs, un contrôle et des sanction possibles. C’est bien plus développé qu’à Bruxelles où les règles ne pèsent que sur les commissaires, leur cabinet, et les eurodéputés. Aucune loi n’oblige les lobbys à s’inscrire au registre. Les textes obligent les décideurs à ne rencontrer que des lobbys qui y sont inscrits.

En matière de lobbying auprès des institutions européennes, des règles existent, mais le problème est qu’elles ne sont pas toujours appliquées, la faute à un manque de culture de la transparence, de moyens de contrôle et de pouvoir de sanction

Jean Comte

Des règles existent, mais le problème est qu’elles ne sont pas toujours appliquées, la faute à un manque de culture de la transparence, de moyens de contrôle et de pouvoir de sanction. Il est courant que des commissaires européens oublient de déclarer leurs rendez-vous avec des lobbyistes alors que c’est obligatoire. On constate le même problème pour le contrôle du pantouflage des fonctionnaires européens : comme tout repose sur le contrôle par les pairs, les sanctions sont rares.

Les règles sont importantes, leur application est essentielle, mais la culture politique compte beaucoup pour assurer l’effectivité du contrôle.

On a cru que le « Qatargate » allait faire bouger les lignes et offrir à l’Union européenne l’occasion de mieux encadrer les rapports public / privé et la prévention de la corruption. Un an après la révélation du scandale et à six mois des prochaines élections européennes, comment analysez-vous la réaction des institutions européennes à ce scandale ?

Le « Qatargate » est un très gros scandale, très caricatural avec ses valises de billets. Il ne pouvait rester sans réponse. Un an plus tard, des avancées ont été obtenues, même s’il est évident que on aurait pu aller plus loin.

D’abord une modification de règles internes du Parlement européen, qui a notamment étendu à tous les députés européens l’obligation de déclarer le rendez-vous des lobbyistes et qui a inclus les représentants des pays tiers comme des lobbyistes.

Transparence du lobbying, encadrement du pantouflage, prévention des conflits d’intérêts… Le « Qatargate » a permis d’obtenir des avancées, mais on peut toutefois considérer ce scandale comme une occasion manquée

Jean Comte

Ensuite, la mise en place d’un encadrement du pantouflage pour les anciens eurodéputés pour qui doivent laisser passer six mois avant de pouvoir se reconvertir comme lobbyistes auprès du Parlement européen

Et puis il y a des règles sur les conflits d’intérêts : maintenant, donc les députés européens doivent déclarer leurs intérêts et une situation de conflit peut compromettre le maintien d’un eurodéputé à une fonction comme président de Commission ou rapporteur sur un texte.

Et enfin, le scandale a poussé la Commission européenne à remettre sur la table le projet d’organe éthique européen évoqué en 2019 et qu’elle avait enterrée depuis.

Malgré ces avancées, on peut toutefois considérer ce scandale comme une occasion manquée. Sur le pantouflage, par exemple : six mois comme « viduité » de fin de mandat pour les eurodéputés durant lesquels certaines reconversions professionnelles sont interdites, c’est très court.  Cela couvre à peine le temps de la campagne des européennes et l’installation du nouveau Parlement et de la nouvelle Commission. On est non seulement dans le cosmétique, mais en plus, il n’y a pas eu d’avancées en matière de contrôle.

Pour les conflits d’intérêts, c’est pareil. On a conservé le principe du contrôle par les pairs : la déclaration d’intérêts est désormais obligatoire mais le déport en cas de situation de conflits d’intérêts dépend d’une décision politique de députés européens.

Quant à l’organe éthique, tout le monde espérait un gendarme, chargé d’appliquer des règles communes grâce des moyens de contrôle et un pouvoir de sanction. Au lieu de ça, la Commission a proposé un dispositif nébuleux, assez loin de répondre aux vraies problématiques d’éthique auxquelles Commission et le parlement sont confrontés.


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