Les lanceurs d’alerte sont une force essentielle au service de l’intégrité et de la transparence. Ils révèlent des actes répréhensibles dissimulés, dénoncent les abus de pouvoir et permettent de demander des comptes aux institutions et aux individus. Mais dans un monde où les campagnes de désinformation et de mésinformation prospèrent, ils sont doublement vulnérables. Ils deviennent la cible d’attaques coordonnées visant à saper leur crédibilité, à les intimider et à manipuler le récit dans l’arène de l’opinion publique.
Ces attaques prennent diverses formes : des campagnes de diffamation en ligne sophistiquées amplifient les mensonges et sèment le doute sur les intentions et la moralité du lanceur d’alerte. Des poursuites judiciaires abusives, souvent appelées poursuites-bâillons (ou SLAPPs), sont de plus en plus utilisées pour harceler, intimider et discréditer ceux qui osent s’exprimer. Pourtant, de par leur position privilégiée au sein des organisations, les lanceurs d’alerte sont aussi capables de dissiper ce brouillard de désinformation, en révélant non seulement les abus, mais aussi les mécanismes de fabrication et de diffusion des fausses informations.
En cette Journée mondiale des lanceurs d’alerte, nous saluons leur rôle indispensable dans le renforcement de l’intégrité et la défense du droit du public à l’information. Nous devons également reconnaître l’urgence de les protéger contre les représailles, les attaques en ligne, les pressions judiciaires et même la violence physique. Car lorsque les lanceurs d’alerte sont réduits au silence, ce sont la redevabilité, l’équité et la confiance dans nos institutions qui s’affaiblissent.
Tirer la sonnette d’alarme sur les faux engagements
Prenons le cas de Sophie Zhang, ancienne data scientist chez Facebook. Pendant trois ans, elle a fait partie d’une équipe chargée d’identifier les « faux engagements ». Elle a découvert comment de fausses pages étaient utilisées pour manipuler le débat politique dans plusieurs pays, dont le Honduras, l’Azerbaïdjan, l’Inde, l’Équateur, l’Italie, la Pologne et l’Ukraine. Elle a mis en évidence des activités inauthentiques — comme de faux likes et partages — utilisées pour promouvoir artificiellement des dirigeants politiques et étouffer les débats légitimes.
Zhang affirme avoir alerté à plusieurs reprises ses supérieurs, y compris des cadres dirigeants. À quelques exceptions près, on lui aurait répondu que les ressources manquaient pour donner suite à ses signalements.
En 2020, après avoir été licenciée pour « mauvaises performances » — ce qu’elle attribue à son insistance à supprimer les faux engagements au détriment des priorités de la direction — elle a rédigé une note détaillant ses découvertes, publiée ensuite par Buzzfeed.
Ses révélations ont montré comment l’inaction de la plateforme avait permis à des régimes autoritaires et à des responsables corrompus de manipuler l’opinion publique. Son engagement public lui a coûté cher : pressions considérables, risques juridiques et avenir professionnel compromis.
Dans une interview au Guardian, elle a raconté l’impact de cette affaire sur sa santé mentale : « C’était accablant et frustrant. J’ai essayé de régler le problème à l’intérieur de Facebook… J’ai parlé à mon manager, au manager de mon manager, à différentes équipes, et jusqu’à un vice-président de l’entreprise, en détail. J’ai tenté à plusieurs reprises de faire bouger les choses… ». Malgré tout, Zhang continue de plaider pour une régulation plus stricte des plateformes en ligne.
Mettre en lumière les algorithmes nocifs
Zhang a ouvert la voie — mais elle n’a pas été la seule à dénoncer les pratiques internes de Facebook. Un an plus tard, Frances Haugen, une autre ancienne employée, a divulgué des milliers de documents internes qui sont devenus les Facebook Files.
En tant que cheffe de produit au sein de l’équipe de lutte contre la désinformation civique, Haugen a constaté de première main comment les algorithmes de Facebook privilégiaient l’engagement, même lorsqu’ils propageaient des contenus nuisibles. Elle a tiré la sonnette d’alarme après le démantèlement de l’équipe d’intégrité civique fin 2020 et a commencé à rassembler des documents montrant l’inaction de la direction malgré des alertes internes.
Après sa démission en mai 2021, Haugen a partagé ces documents avec des journalistes et des parlementaires américains. Son témoignage devant le Congrès a révélé dans quelle mesure le modèle basé sur l’engagement de Facebook favorisait les discours de haine, la désinformation et les incitations à la violence.