Donner aux autorités d’enquête et aux cellules de renseignement financier les moyens d’accéder aux données indispensables à la détection et à l’ouverture d’enquête pour corruption.

Contrairement à la science-fiction, où les autorités peuvent lutter contre la criminalité avant qu’elle ne se produise, les enquêtes sur la corruption transfrontalière et les systèmes de blanchiment de capitaux commencent généralement, si elles commencent, bien après que les activités illégales et les paiements ont eu lieu. Les autorités doivent alors remonter le fil du système, en partant de la fin. Les informations sur les actifs que les criminels achètent et possèdent sont cruciales pour remonter la piste, permettent aux autorités de produire des renseignements financiers de qualité et de poursuivre d’importantes affaires de blanchiment de capitaux liées à de la corruption.
Transparency International a cherché à comprendre dans quelle mesure les cellules de renseignement financier (CRF) et les services d’enquête peuvent, en pratique, accéder aux données sur les bénéficiaires effectifs et les utiliser pour lutter contre la corruption. Pour ce faire, en collaboration avec nos sections nationales, nous avons étudié l’accès des autorités compétentes – c’est-à-dire les organes officiels légalement habilités à agir, tels que les CRF et les services d’enquête – dans neuf pays de l’UE : la France, l’Allemagne, l’Irlande, l’Italie, la Lettonie, la Lituanie, le Portugal, la Slovénie et l’Espagne. Nous avons mené des enquêtes auprès des CRF et des services d’enquête, interviewé des analystes et des agents, et envoyé des demandes officielles d’informations aux autorités responsables des registres. Seul le Portugal n’a fourni aucune réponse à nos enquêtes, ni du côté de la CRF ni du côté des services d’enquête.
Dans un monde idéal : accès et utilisation des données de propriété
Dans un monde idéal, les enquêteurs spécialisés dans la lutte contre la corruption pourraient saisir le nom d’un suspect dans une base de données et – en un seul clic – voir instantanément toutes les sociétés, fiducies, propriétés, yachts et avions liés à cette personne. Les autorités pourraient alors agir rapidement pour geler les avoirs, empêcher leur dispersion et engager des procédures de confiscation des biens mal acquis. Elles pourraient également enquêter sur le réseau de cette personne afin de déterminer si certaines des sociétés, fiducies ou prête-noms les mènent à d’autres cas d’activités illégales.
En réalité, les autorités doivent passer des jours, voire des semaines, à rassembler les informations sur la propriété à partir de registres séparés, détenus de manière disparate dans différentes juridictions. Cela implique un temps considérable pour retrouver, nettoyer et vérifier les informations avant qu’elles ne puissent être utilisées. Le traçage des avoirs devrait – et peut – fonctionner de manière plus fluide.
À quelles données sur les avoirs les autorités ont-elles accès ?
Les données sur la propriété des avoirs jouent un rôle important dans les enquêtes et la production de renseignements financiers. La nouvelle directive européenne sur la lutte contre le blanchiment d’argent, adoptée en 2024, impose que les autorités compétentes disposent d’un accès direct, non filtré, immédiat et gratuit aux informations sur les bénéficiaires effectifs d’ici juillet 2026.
La plupart des autorités nous ont indiqué qu’elles peuvent facilement accéder aux informations sur les bénéficiaires effectifs des entités juridiques et des fiducies – un élément crucial pour établir les liens entre les personnes physiques, les entités juridiques qu’elles contrôlent et les avoirs détenus par ces entités. Toutes les CRF et les services d’enquête évalués ont également un accès direct via les registres publics aux informations clés sur les entités juridiques. Les CRF et les services d’enquête disposent généralement d’un accès direct aux données sur les entreprises et les comptes bancaires, et, dans la plupart des cas, aux données foncières et immobilières ainsi qu’au registre des voitures. L’exception est l’Allemagne, où l’accès des services d’enquête aux données sur les comptes bancaires se fait sur demande via le régulateur financier BaFin ; la CRF est censée disposer d’un accès direct, mais celui-ci est en pratique indirect en raison de problèmes d’interfaces informatiques. Pour ces deux autorités, les données foncières et immobilières ne sont pas directement accessibles dans certains Länder.
En ce qui concerne les autres types d’avoirs, les CRF tendent à avoir un accès plus étendu que les autres autorités. Dans de nombreux pays, les services d’enquête doivent formuler une demande pour accéder aux données de propriété sur certains types d’actifs.
L’ACCÈS DES FORCES DE L’ORDRE AUX REGISTRES DES BÉNÉFICIAIRES EFFECTIFS ET DES AVOIRS

De manière générale, l’absence de registres structurés pour les crypto-actifs constitue un obstacle courant pour les CRF et les services d’enquête. De nouvelles réglementations de l’UE obligeront bientôt les comptes de crypto-actifs à être déclarés aux registres nationaux des comptes bancaires et à être intégrés dans le système d’interconnexion des registres des comptes bancaires (BARIS) d’ici juillet 2029.
Certains pays proposent également des ensembles de données publics. En Lettonie, les données sur les bénéficiaires effectifs ainsi que celles sur les entités juridiques sont accessibles au public. Les données sur les entités juridiques sont également disponibles sous forme de jeux de données téléchargeables en Lituanie et en Slovénie. Des registres publics pour d’autres types d’avoirs – et donc accessibles aux autorités – existent dans des cas limités. Un nombre restreint de jeux de données accessibles au public existe pour certains types d’avoirs détenus par des entités juridiques (comme l’immobilier en France ou les comptes bancaires en Slovénie), mais cela reste l’exception plutôt que la règle à l’échelle des pays.
Les obstacles rencontrés par les autorités
Au cours de la dernière décennie, les colégislateurs de l’UE ont considérablement renforcé le cadre juridique en matière de transparence de la propriété dans l’Union. Cependant, les autorités compétentes rencontrent encore certains obstacles pour accéder efficacement à ces données.
- Des registres déconnectés
Dans la pratique, les autorités sont confrontées à des registres déconnectés qui constituent des obstacles aux investigations.
Les neuf pays que nous avons examinés obligent tous les autorités à effectuer des croisements fastidieux entre des registres disparates pour relier les bénéficiaires effectifs, les véhicules juridiques et la propriété des avoirs. Dans tous ces pays, les registres d’avoirs ne présentent pas directement le bénéficiaire effectif lorsqu’un actif est détenu par une entité juridique – à l’exception des comptes bancaires. Cela signifie que les agents des forces de l’ordre et les analystes du renseignement financier doivent établir manuellement les liens entre les bénéficiaires effectifs, les entités juridiques et les avoirs.
Par exemple, la CRF française a fait part de sa frustration face à l’absence de logiciel de croisement des données au niveau national – obligeant les enquêteurs à reconstituer péniblement les informations à partir de registres d’avoirs nationaux non connectés, chacun étant régi par des normes et des règles d’accès différentes.
Les autorités espagnoles ont souligné qu’elles rencontrent d’importantes difficultés pour retracer la propriété de certains types d’avoirs, comme les bateaux et les aéronefs. Les enquêteurs interrogés dans le cadre de ce rapport ont expliqué que lorsqu’ils reçoivent des demandes de la part d’homologues étrangers – par exemple pour savoir si un suspect possède un navire immatriculé dans leur juridiction – ils ne sont souvent pas en mesure de fournir une réponse claire.
Le problème posé par des registres déconnectés est encore amplifié dans les enquêtes transfrontalières, typiques des affaires de blanchiment d’argent liées à la corruption. Pour répondre à cette difficulté d’accès entre pays, l’UE a mis en place le système d’interconnexion des registres des bénéficiaires effectifs (BORIS) comme point d’accès centralisé aux données sur les bénéficiaires effectifs à l’échelle de l’UE.
- Des contraintes liées à l’accès direct et non filtré
L’accès aux informations sur la propriété des avoirs dépend de nombreuses dispositions légales et d’accords interinstitutionnels. Les pouvoirs de certaines autorités en matière d’accès à l’information sont clairement définis dans la loi, tandis que d’autres s’appuient sur des arrangements opaques. Une directive de l’UE de 2019 sur l’utilisation des informations financières exige que les États membres désignent des autorités compétentes (généralement, au minimum la CRF) ayant un accès direct et immédiat aux informations sur les comptes bancaires. Les CRF disposent généralement aussi d’un accès direct aux registres des bénéficiaires effectifs et des entreprises. Pour d’autres autorités et pour d’autres types d’avoirs – comme les biens immobiliers, les navires ou les aéronefs – le type d’accès peut dépendre d’accords bilatéraux ou interinstitutionnels. Cela signifie que les modalités concrètes d’accès à l’information ne sont pas toujours connues publiquement.
Pourtant, même lorsqu’un pouvoir formel d’accès existe, cela ne garantit pas un accès fluide et sans obstacle. En pratique, le processus peut être lent et nécessiter des démarches supplémentaires, comme l’envoi de demandes au cas par cas. Nos recherches ont révélé que les CRF et les services d’enquête de certains pays doivent soumettre des demandes pour accéder à certains types d’avoirs, ce qui entraîne des retards et réduit la capacité à détecter rapidement la corruption ou le blanchiment d’argent. Les types d’avoirs pour lesquels une demande formelle est le plus souvent requise sont les navires et les aéronefs, qui disposent parfois de plusieurs registres secondaires (par exemple, selon les types d’appareils). En outre, les services d’enquête irlandais doivent actuellement envoyer une demande par courriel pour obtenir des informations sur les bénéficiaires effectifs de « certains véhicules financiers », en référence aux structures de fonds d’investissement.
- L’insuffisance de données exploitables automatiquement et de l’accès à des ensembles de données massifs
Les défis ne se limitent pas aux cadres juridiques et politiques. Nos recherches montrent que des obstacles tel que l’absence d’accès à des données lisibles, entrave également l’efficacité des enquêteurs, même dans les pays où l’accès à l’information est théoriquement possible. Le manque d’accès à des données structurées et exploitables limite la capacité des autorités compétentes à effectuer des analyses de données à grande échelle, pourtant essentielles pour détecter efficacement des cas ou des schémas suspects.
L’accès en masse aux données sur la propriété – que ce soit par la possibilité de télécharger l’ensemble du registre (ou un sous-ensemble ciblé, comme toutes les sociétés enregistrées au cours des six derniers mois), ou via une interface de programmation d’application (API) – est rare dans les pays de l’UE évalués. La Guardia di Finanza en Italie (police financière) bénéficie d’un accès à des données en masse provenant de plusieurs registres, notamment les entités juridiques, les comptes bancaires, les biens fonciers et immobiliers, ainsi que les voitures. En dehors de l’Italie, les autorités n’ont accès à des stocks de données que dans quelques cas exceptionnels : données sur les biens fonciers et immobiliers détenus par des entités juridiques en Allemagne, ou sur les voitures en Lituanie et en Irlande.
L’accès à des données lisibles pour les CRF et les services d’enquête varie fortement d’un pays à l’autre et selon le type d’actif. Les enquêtes menées auprès des autorités indiquent que davantage de pays ont accès à des données à partir des registres des bénéficiaires effectifs, des entités juridiques et des comptes bancaires que depuis les registres d’autres types d’avoirs.
Les fournisseurs de données et les journalistes disposent souvent de bases de données sur la propriété plus performantes que celles des autorités. En conséquence, de nombreuses CRF et services d’enquête sont contraintes de s’appuyer sur des bases de données commerciales coûteuses pour mener à bien leur travail.
- Des contraintes d’utilisation
Une fois qu’elles disposent des données, ce que les autorités sont légalement autorisées à en faire reste souvent limité. Dans la plupart des pays évalués, les services d’enquête ne sont autorisées à consulter les registres que dans le cadre d’une affaire précise – à l’exception des données issues de sources entièrement publiques, comme les registres des entités juridiques. En conséquence, elles ne peuvent généralement pas utiliser les données pour mener des enquêtes proactives, qui impliquent l’analyse systématique d’informations sur la propriété et les flux financiers afin de détecter des schémas suspects, de révéler des réseaux cachés ou d’identifier des risques avant l’ouverture officielle d’une affaire.
Les limitations quant à l’utilisation des informations sur la propriété – en particulier les lois et politiques restreignant les autorités aux seules affaires en cours – entravent fortement la capacité des forces de l’ordre à détecter rapidement des systèmes complexes de criminalité financière, les obligeant à intervenir de manière réactive une fois que les schémas sont déjà bien avancés.
Les services d’enquête français ont souligné que le cadre juridique limite la possibilité de croiser les données issues d’enquêtes distinctes en cours, tandis que le manque d’outils logiciels performants restreint encore davantage le traitement et l’analyse des données.
L’Italie se distingue parmi les pays examinés : la Guardia di Finanza peut utiliser son accès aux données de masse sur les entités juridiques, les biens fonciers et immobiliers, ainsi que les voitures pour identifier de manière proactive des schémas suspects et signaux d’alerte susceptibles de déclencher une enquête.
Exploiter les données existantes
Les enquêtes sur la corruption reposent sur un accès réel et une utilisation efficace des données sur la propriété. Dans l’Union européenne, ces données existent généralement – mais elles ne sont pas interconnectées et ne sont souvent pas fournies à la vitesse ou à l’échelle dont les enquêteurs ont besoin, tant au sein des pays qu’entre les États membres.
En conséquence, les enquêteurs perdent du temps à chercher les informations dans différents systèmes et ne parviennent parfois pas à les obtenir. L’absence d’outils avancés d’analyse de données complique la mise en relation des éléments. Par ailleurs, certains types d’avoirs clés, tels que les crypto-actifs, peuvent rester hors de portée des investigations.
Des mesures doivent être prises dès maintenant pour améliorer l’accès effectif à l’information sur la propriété et son utilisation par les autorités :
Accès effectif. Les pays doivent veiller à ce que les autorités disposent d’un accès simplifié aux données sur les bénéficiaires effectifs des entités et montages juridiques, ainsi qu’aux données sur la propriété des avoirs. Étant donné les ressources limitées des autorités, l’accès aux données des registres permettrait de détecter les schémas, anomalies et signaux d’alerte qui ne ressortent habituellement que d’une analyse plus large. Les gestionnaires de registres, de leur côté, devraient accueillir les retours d’expérience et œuvrer à améliorer en permanence la facilité d’accès.
Les services d’enquête interrogées soutiennent largement une centralisation et une interconnexion accrues des registres, voire la création d’un registre européen global des avoirs, en raison de ses gains potentiels en efficacité pour les enquêtes. Des propositions de registre européen existent déjà, et une étude de faisabilité a été menée, mais l’examen de cette mesure par le Parlement européen dans le cadre de la directive anti-blanchiment (AMLD6) a été interrompu par une décision de la Cour de justice de l’UE restreignant l’accès du public aux registres des bénéficiaires effectifs, forçant les colégislateurs à se concentrer sur d’autres priorités. Ce débat doit se poursuivre.
Vie privée et protection des données. Des lignes directrices claires et publiques de la part des autorités de protection des données, tant au niveau de l’UE que des États membres, sont nécessaires pour préciser les données de propriété qui peuvent être utilisées et comment elles peuvent être partagées et analysées dans le cadre des enquêtes pour corruption et blanchiment de capitaux. Les autorités interrogées ont souligné qu’à l’heure actuelle, les restrictions en matière de confidentialité sont interprétées de manière incohérente d’une juridiction à l’autre. Des protocoles établis au niveau européen permettraient d’harmoniser l’application des règles, notamment lorsque certains États membres adoptent des interprétations trop strictes qui freinent les enquêtes ou la détection précoce. Comme c’est déjà le cas dans la lutte contre le terrorisme, la vie privée et la sécurité doivent être mises en balance. Un dialogue similaire est nécessaire pour adapter les cadres juridiques et trouver un meilleur équilibre entre protection des données et action proactive contre la corruption et le blanchiment.
Formation et technologies. Les autorités doivent disposer de ressources suffisantes pour proposer des formations continues. Le personnel a besoin de compétences de base et avancées en analyse de données, ou en matière de crypto-actifs et criminalistique informatique pour une utilisation efficace des données de propriété. Au-delà de la formation, des outils technologiques de pointe sont également nécessaires : systèmes informatiques harmonisés, logiciels de croisement de données, systèmes automatisés de détection de signaux d’alerte…
Les autorités ne peuvent pas détecter et révéler à elles seules tous les crimes liés à la corruption. Les organisations de la société civile et les journalistes d’investigation jouent un rôle essentiel dans la mise au jour des mécanismes de blanchiment liés à la corruption. Alors que l’accès public à l’information sur les bénéficiaires effectifs demeure la référence absolue, dans la majorité des pays de l’UE, cet accès est – ou sera – restreint aux journalistes, organisations de la société civile et chercheurs dont le travail est lié à la lutte contre le blanchiment ou aux infractions connexes. Offrir à la société civile et aux organismes de surveillance un accès large à un éventail étendu de données – notamment les données sur la propriété des avoirs – leur permettrait d’analyser les informations, de découvrir et d’identifier les mécanismes et tendances de blanchiment afin d’alerter les autorités.
Un rapport complet sur les ressources, les capacités et les besoins des services d’enquête en matière de délinquance financière sera publié en octobre.