[TRIBUNE] : « Il faut assurer la traçabilité des prestations des cabinets de conseil et la communicabilité de leurs rapports »
Tribune publiée dans les pages du Monde daté du 4 avril 2022
Dans une tribune publiée dans Le Monde, Patrick Lefas, président de Transparency International France, estime que le recours public aux cabinets de conseil ne relève ni d’une « affaire d’Etat » ni d’un « débat complotiste », mais est plutôt révélateur du fonctionnement de l’Etat et son rapport aux intérêts privés.
Le recours aux cabinets de conseil est trop révélateur du fonctionnement de l’Etat et de son rapport aux intérêts privés pour être réduit aux seuls sujets du non-respect du code de la commande publique et du délit de favoritisme. Ni « affaire d’Etat » ni « débat complotiste », il souligne la nécessité de renforcer encore la transparence des passations de marchés de prestations intellectuelles, pour veiller à toujours mieux encadrer l’influence des intérêts privés sur la conduite des politiques publiques ainsi que sur l’organisation et le fonctionnement de l’Etat.
La commission d’enquête du Sénat a posé, dans un rapport fort bien documenté, le bon diagnostic sur ces enjeux, et Transparency France soutient les propositions que celle-ci a pu formuler :
Renforcer la transparence des marchés publics
L’intérêt médiatique pour les cabinets de conseil a contribué à mettre en lumière le sujet technique mais majeur de l’encadrement des marchés publics. En effet, les prestations de conseil répondent à des appels d’offres lancés par l’Etat, et se concentrent sur le régime particulier des accords-cadres à bons de commande. Or, ces contrats, très généraux, ne permettent pas de distinguer quelles sont les prestations demandées et exécutées. Comme souvent dans le domaine des marchés publics, des informations existent sur les prestations de conseil réalisées pour le compte de l’Etat, mais celles-ci ne sont ni consolidées ni centralisées, ce qui rend leur compréhension difficile. Le journal Le Monde a réalisé ce travail, qui devrait être fourni par l’Etat, mais le résultat reste incomplet. Il est donc essentiel de faire la publicité sur les bons de commande des accords-cadres de conseil, et de consolider les informations sur ces marchés publics pour les rendre le plus accessibles possible, comme le recommande la commission d’enquête.
Garantir la traçabilité des prestations de conseil
Il a été relevé que les livrables [le résultat concret d’un projet] fournis aux services de l’Etat par les prestataires dans le cadre de leurs activités de conseil ne présentaient souvent aucun logo explicitant leur origine. Une pratique risquée du point de vue pénal, puisque ces marchés pourraient être requalifiés en prêts de main-d’œuvre.
Le manque de traçabilité induit également un risque de confusion entre conseil technique légitime et lobbying opaque. Les cabinets de conseil en stratégie ne sont en effet pas des représentants d’intérêts. Ils ne sont d’ailleurs pas inscrits au répertoire des lobbyistes de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP). Pourtant, la commission d’enquête a relevé des cas de tentative d’influence avérée sur la décision publique, ce qui, dans ce cas, relèverait d’un délit d’omission de déclaration de représentation d’intérêt. Pour s’assurer que les recommandations des cabinets de conseil répondent seulement au besoin émis par l’acheteur public et ne visent pas une modification législative ou réglementaire, il faut assurer la traçabilité des prestations des cabinets de conseil et la communicabilité de leurs rapports via la Commission d’accès aux documents administratifs, comme le recommande la commission.
Interdire les missions « pro bono »
Les prestations pro bono [bénévoles] de consultants auprès de l’Etat s’apparentent finalement à un cadeau d’une entreprise privée à un décideur public. Un cadeau généreux si l’on considère les tarifs journaliers en vigueur dans les cabinets de conseil – 1 520 euros en moyenne par jour, alors qu’une infirmière gagne en moyenne 58,85 euros brut par jour. Cette pratique est donc à même d’instiller le doute quant à une éventuelle contrepartie, qui pourrait constituer une atteinte à la probité au sens du code pénal. De plus, l’expérience acquise par les consultants au cours de ce travail bénévole peut procurer un avantage comparatif lors de futurs appels d’offres, et donc nuire au principe essentiel d’équité d’accès aux marchés publics. Cette pratique du pro bono doit donc être interdite, comme le recommande la commission.
Renforcer la prévention des conflits d’intérêts
Des cas de hauts fonctionnaires partis exercer dans les cabinets de conseil ont été relevés. Encore une fois, ces départs ne s’apparentent pas nécessairement à un délit de « pantouflage » au sens du code pénal. Néanmoins, le manque de visibilité sur les clients des cabinets de conseil rend difficile le contrôle des éventuels conflits d’intérêts qui pourraient découler de ces recrutements. Par ailleurs, la prestation d’un consultant peut soulever les mêmes problématiques qu’un recrutement d’un agent du public issu du privé (« rétropantouflage »). La recommandation de la commission de rendre systématiques les contrôles de la HATVP sur ces cas et d’imposer une déclaration d’intérêts aux consultants est donc pertinente.
La rapporteuse de la commission d’enquête sénatoriale a annoncé vouloir transposer ces recommandations dans une proposition de loi transpartisane au début de la nouvelle législature. Nous espérons que celle-ci pourra aboutir. Peut-être devraient-elles d’ailleurs être à l’initiative du gouvernement sous la forme d’un projet de loi ? Les obligations déontologiques issues de ces propositions permettraient de prévenir des délits d’atteinte à la probité. Ensuite, la transparence accrue qui en résulterait permettrait aux décideurs publics et aux citoyens de bénéficier des meilleures informations pour trancher la problématique globale du niveau légitime de recours aux prestations de conseil par l’Etat. Cette problématique générale dépasse le champ d’intervention de Transparency France. Nous rappelons néanmoins qu’un recours accru au privé, qu’il s’agisse de consultants ou d’agents publics contractuels issus du privé (une tendance accrue par la loi relative à la transformation de la fonction publique de 2019), favorise les risques d’interférence entre sphère publique et intérêts privés et peut, par conséquent, nourrir la corruption si des mesures de prévention adéquates ne sont pas prises.