[NOTE DE POSITION] LA CONVENTION JUDICIAIRE D’INTERET PUBLIC (CJIP)
Janvier 2023
Introduite en droit français par la loi « Sapin 2 » du 9 décembre 2016, la convention judiciaire d’intérêt public (CJIP) a constitué une innovation juridique majeure pour sanctionner les manquements les plus graves à la probité. Grâce à ce dispositif, le Procureur de la République, sous le contrôle du juge du siège, peut désormais ouvrir avec les entreprises une phase de négociation, puis transiger en contrepartie de l’acceptation par ces dernières du paiement d’une amende, de l’indemnisation des victimes, et / ou d’un plan de mise en conformité.
Pourquoi la création d’un tel dispositif ?
Plus de seize années après la ratification par la France de la convention sur la corruption d’agents publics étrangers, l’OCDE, dans son rapport d’évaluation de 2012 notait qu’aucune personne morale n’avait été condamnée de manière définitive pour des faits de corruption.
Pouvait-on se satisfaire de cette quasi-immunité de fait, de la lenteur et de l’inefficacité de notre système judiciaire face à des flux financiers illicites, sophistiqués, opaques et internationalisés ?
L’argent sale circule vite et ne connait pas de frontières [1]. Il représente pour les Etats et nos sociétés [3] un défi permanent et accru dans un monde globalisé où les capitaux circulent sans contrainte et de manière instantanée. A la lenteur et l’inefficacité s’ajoutait la perte de souveraineté, l’arsenal judiciaire français ne prémunissant pas les entreprises françaises contre des condamnations à l’étranger, notamment aux Etats-Unis[4].
En confiant à nos juges un outil juridique plus adapté aux défis de la lutte contre la corruption, la France entend que les entreprises responsables de faits de corruption, de blanchiment de capitaux ou de fraude fiscale soient incitées à coopérer, soient sanctionnées rapidement, et soient contraintes de mettre en place des programmes de remédiation adaptés sous la supervision de l’Agence française anti-corruption ou des services fiscaux compétents. En outre, les économies de temps et d’argent réalisées permettent à la justice de traiter plus rapidement les affaires de corruption et de fraude, et d’en multiplier le volume.
Quel Bilan ?
Au 20 janvier 2023, 15 conventions ont été signées par le Procureur de la République Financier en matière d’atteinte à la probité et de fraude fiscale, blanchiment de ce délit.
Sur ce total, 7 conventions concernent la corruption d’agent public étranger (Doris Group SA, Systra SA, Bolloré RS, Airbus, Egis Avia, Société Générale SA, Idemia) et 2 principalement ont donné lieu à coopération internationale (Société générale, Airbus). Transparency International France salue la volonté de sanctionner plus rapidement et plus efficacement la grande corruption internationale dont la complexité des enquêtes avait souvent conduit à l’absence de procédure aboutie.
Huit conventions concernent la fraude fiscale et le blanchiment de fraude fiscale ainsi que des infractions connexes (Mc Donald France, JP Morgan, Unilabs, Google France et Google LTD, Carmignac Gestion SA, HSBC SA, Crédit suisse AG). Là encore, Transparency International France salue le règlement rapide d’affaires complexes.
Une a été signée par le Parquet de Paris pour des faits de trafic d’influence et des faits dits connexes. (CJIP LVMH). Transparency International France a fait connaître son inquiétude face à une telle procédure dont la justification est pour le moins controversée.
Trois ont été signées par le Parquet de Nanterre pour des faits de corruption (SAS Set Environnement, SA Poujaud, Sas Kaefer Wanner).
Trois ont été signées par différents Procureurs de la République pour des faits de fraude fiscale et de blanchiment (Atalian et Bank of China par le Procureur de Paris, Swiru Holding AG par le Procureur de Nice).
Toutes les entreprises se sont vu appliquer des facteurs majorants de l’amende d’intérêt public, au titre du caractère répété du manquement, de la qualification de corruption d’agent public (ex : SAS Egis Avia), de l’utilisation des ressources pour dissimuler le manquement (Airbus), de l’importance et de la gravité des faits (Société Générale SA), du caractère tardif de la coopération (Airbus), de la complexité des montages financiers en matière fiscale (Carmignac Gestion), de l’importance du montant de l’impôt éludé (SARL Google).
A la différence de HSBC et Société Générale qui n’ont bénéficié d’aucun facteur minorant, la très grande majorité se sont vu appliquer des facteurs minorants afin de tenir compte de la qualité de la coopération (Airbus, Crédit Suisse AG, Mac Donald’s, JP Morgan), de la conduite d’une enquête interne approfondie, de la mise en œuvre de mesures de coercitives (ex :Airbus, Doris Group SA), de l’indemnisation des victimes (Crédit Suisse AG), du caractère limité de l’implication (JP Morgan), du caractère ancien des faits ( Airbus), de leur caractère circonscrit (Bolloré, SAS Egis), du départ des anciens dirigeants ( Sas Poujaud), de la reconnaissance des faits ( Idemia France).
Les 15 conventions signées depuis plus de 6 ans en matière d’atteinte à la probité par le Parquet National Financier démontrent l’utilité et la pertinence de ce dispositif : elles concernent des faits graves, dont les délais d’enquête auraient été particulièrement longs et l’exigence de la preuve ténue. Dans le rapport d’évaluation du 9 décembre 2021, l’OCDE souligne les « progrès remarquables » réalisés par la France. Signe de cette nouvelle efficacité, elle salue les sanctions définitives de 23 personnes morales et 19 personnes physiques prononcées entre la fin de l’année 2012 et la fin de 2021.[8] Ce sont plus de 5 milliards d’euros qui ont été rapportés au Trésor public.[9]
Cela va incontestablement dans le bon sens.
Cependant, le succès financier de la CJIP ne doit pas occulter les modalités parfois discutables des conditions dans lesquelles certaines ont été conclues.
D’abord, force est de constater que certaines CJIP sont conclues, alors même que la coopération avec les autorités judiciaires est tardive ( Bollore SE) ou minimale ( HSBC) ou absente ( Sas Poujaud). En tout état de cause, le critère de coopération n’est évoqué que comme facteur majorant de l’amende.
Parfois même, l’absence totale de coopération ou une coopération tardive ne sont évoquées que pour supprimer une minoration de l’amende sans en être un facteur majorant. (Sas Poujaud, Sas Kaefer Wanner).
Ensuite, en matière financière, aucune entreprise ne s’est jamais dénoncée en amont d’une enquête judiciaire ou à la suite d’une enquête interne, une enquête judiciaire étant toujours à l’origine, pour la France, de l’entrée en négociation. Pourtant, la circulaire Belloubet en date du 2 juin 2020 rappelait que cette divulgation volontaire était la contrepartie de la mesure de clémence que représente la CJIP :
« Si les dirigeants de ces entreprises ne sont pas, à ce titre, soumis à l’obligation de dénoncer de tels faits à l’autorité judiciaire, il peut toutefois être dans leur intérêt de le faire en vue de solliciter en contrepartie une certaine forme de clémence quant aux modalités de poursuite susceptibles d’être envisagées par le PNF. La possibilité de solliciter la conclusion d’une CJIP présente en effet l’intérêt pour les entreprises à l’origine d’une démarche de divulgation volontaire de les préserver du risque d’exclusion des procédures de passation des marchés publics auxquels elles s’exposent en cas de condamnation par un tribunal.«
De plus, si la pénalité du facteur majorant est souvent chiffrée, celle du facteur minorant ne l’est pas, rendant difficile une analyse chiffrée des coûts-avantages des majorations des amendes.
En outre, on note un écart important entre l’amende maximale théorique encourue et l’amende finalement mise à la charge de l’entreprise. Ainsi, pour la Sas Egis, le montant de l’amende théorique est de 11 133 700 € euros pour une amende conclue de 2 600 000 €. Pour Systra, le montant de l’amende théorique est de 187 217 100 € pour une amende conclue de 7 496 000 €. Pour Airbus, le montant de l’amende théorique est de 18,9 Md€ pour une amende conclue de 2 083 137 455 €. Pour Google France, le montant de l’amende théorique est de 103 587 237 € pour une amende conclue de 46 728 709 €.
De plus, les difficultés d’articulation des poursuites entre la personne morale et la personne physique, mises à jour à travers l’affaire dites Bolloré, ont démontré la fragilité d’un accord global pouvant assurer la sécurité et la fiabilité du dispositif.
Enfin, la plupart des CJIP conclues ne prévoient pas de plan de remédiation : seules les CJIP Bollore SE, Doris group SA, Société Générale, Sas Kaefer Wanner, Sas Set Environnement imposent un plan de remédiation sous le contrôle de l’AFA. La CJIP AIRBUS constate que ce plan est réalisé et soumet l’entreprises à des audits réguliers de l’AFA. En matière fiscale, seule la CJIP Atalian, a considéré que : « Dès lors que l’Agence Française Anticorruption considère que les dysfonctionnements internes qui ont conduit aux faits objet de la présente convention mettent en lumière des points de vulnérabilité en matière de conformité, le prononcé d’une telle mesure d’accompagnement de l’entreprise dans sa restructuration est justifié. »[11]
Aussi, l’analyse des CJIP signées et des ordonnances de validation autant que les projets d’extension de la CJIP au-delà du périmètre des infractions visées par la loi Sapin 2[12],notamment au favoritisme[13], requièrent de rester vigilants face aux tentatives de dévoiement dont la justice négociée fait l’objet, afin d’en préserver l’équilibre[14] et l’acceptabilité au nom des valeurs démocratiques. A ces motifs d’inquiétude s’en ajoutent d’autres tels que l’usage extensif de la connexité à des infractions sans aucun lien avec la probité (CJIP signée dans l’affaire LVMH / Squarcini / Ruffin), le défaut d’articulation entre la poursuite de l’entreprise et celle des personnes physiques (Comme dans l’affaire Bolloré), la faible place réservée à la victime. C’est dans ce contexte que la nouvelle version des lignes directrices publiées par le Parquet National Financier le 16 janvier dernier- dont Transparency a salué l’exercice de transparence et de pédagogie, doit être analysée.
[2] Clotilde Champeyrache: « Le port d’Anvers est une véritable passoire » | L’Echo (lecho.be)
[3] Selon le rapport Exporting Corruption 2022 de Transparency International, plus de 50% des exportations mondiales émanent de pays défaillants en matière de sanction des faits de corruption.
[4] Débats parlementaires 7 juin 2016 https://www.assemblee-nationale.fr/14/cri/2015-2016/20160206.asp#P801409
[8] https://www.oecd.org/fr/daf/anti-corruption/France-Rapport-Phase-4-FR.pdf
[9] https://www.dalloz-actualite.fr/node/justice-penale-negociee-quels-rapports-entre-responsabilite-des-entreprises-et-celle-des-dirige#.Y71FknbMJRY
[11] CJIP Atalian, 17 janvier 2022
[12] https://www2.assemblee-nationale.fr/15/commissions-permanentes/commission-des-lois/missions-d-information/evaluation-de-la-loi-relative-a-la-transparence-a-la-lutte-contre-la-corruption-et-a-la-modernisation-de-la-vie-economique/(block)/79182
[13] le Forum de la place Juridique.