Révélations : Des hommes politiques accusés d’avoir versé des pots-de-vin dans le cadre de certaines des affaires de corruption les plus célèbres en Amérique latine détiendraient secrètement de somptueuses propriétés en France.
Une série d’enquêtes menée par l’Organized Crime and Corruption Reporting Project (OCCRP) et Le Monde confirme l’attrait des délinquants en col blanc pour l’immobilier, destination privilégiée pour blanchir de l’argent sale et profiter d’un train de vie dispendieux. Pendant trop longtemps, le secret des affaires et l’opacité financière a permis à de telles pratiques de prospérer.
Grâce aux réformes en matière de transparence mises en œuvre ces dernières années, il est théoriquement beaucoup plus difficile d’acquérir et de détenir anonymement des biens immobiliers dans de nombreuses régions du monde. En France, les autorités collectent des données sur la propriété des entreprises et des biens immobiliers depuis 2017 et permettent au public de les consulter depuis 2021.
Pour comprendre l’impact de ces politiques sur les pratiques de blanchiment dans le secteur de l’immobilier, Transparency International France s’est associé avec Transparency International et l’Anti-Corruption Data Collective (ACDC) et a réussi à extraire et à croiser les informations sur la propriété de deux bases de données – les mêmes ensembles de données sur lesquels sont fondées les nouvelles enquêtes de l’OCCRP.
Le nouveau rapport Face à un mur d’opacité : Enquête sur les propriétaires des sociétés et des biens immobiliers en France de Transparency International France, Transparency International et Anti-Corruption Data Collective met en lumière d’importantes lacunes des outils de transparence financière qui permettent aux criminels de continuer à blanchir leur argent sale en investissant leur argent dans l’immobilier français.
Voir le rapport : Face à un mur d’opacité : Enquête sur les propriétaires des sociétés et biens immobiliers en France
COMMUNIQUÉ :
De nombreux propriétaires de sociétés restent anonymes
Au cœur du problème se trouve le non-respect par les sociétés de leur obligation de divulguer leurs propriétaires réels, ou « bénéficiaires effectifs ». Près d’un tiers de toutes les sociétés actives enregistrées en France – soit plus de 1,53 million de sociétés – n’ont toujours pas déclaré de bénéficiaire effectif, bien qu’elles soient tenues de le faire depuis 2017.
Après avoir analysé les données en détail, nous avons identifié une série de signaux d’alarme susceptibles d’indiquer que la société a une activité suspecte.
Les sociétés civiles immobilières (SCI) sont un type de société privée à responsabilité limitée créée en France dans le but de posséder et de gérer des biens immobiliers. Ces structures sont particulièrement exposées au risque d’être utilisées à des fins de blanchiment d’argent dans le secteur immobilier. Pourtant, nous avons constaté que seulement 63 % des SCI ont déclaré leurs bénéficiaires effectifs, ce qui représente l’un des taux les plus bas de toutes les catégories de sociétés. Malgré les obligations de déclaration des bénéficiaires effectifs, les SCI restent opaques et continuent de permettre à des acteurs potentiellement louches de posséder anonymement des biens immobiliers en France.
En ce qui concerne les bénéficiaires effectifs eux-mêmes, nous avons constaté qu’au moins 5 % des sociétés ne mentionnaient que leurs représentants légaux. Cette pratique n’est autorisée que lorsqu’aucun bénéficiaire effectif correspondant à la définition ne peut être identifié. Nous n’avons aucun moyen de vérifier de manière indépendante si c’est le cas pour ces sociétés. En outre, comme les données ne permettent pas toujours de déterminer clairement si le bénéficiaire effectif déclaré est réellement le propriétaire ou simplement un représentant légal, il est possible que de nombreux autres cas de ce type n’aient pas été détectés.
De nombreuses personnes figurant dans l’ensemble de données semblent également être propriétaires de plusieurs sociétés. Les données montrent que 7 137 personnes possèdent plus de dix sociétés. Parmi elles, 271 personnes sont les bénéficiaires effectifs de plus de 50 sociétés.
Nous avons également constaté que les sociétés dont les représentants ne sont pas français sont moins susceptibles de se conformer à leurs obligations de déclaration, ce qui suggère que les sociétés gérées ou contrôlées depuis l’étranger se conforment moins souvent à leurs obligations. Bien que la majorité des bénéficiaires effectifs répertoriés dans la base de données aient déclaré être de nationalité française, 190 nationalités sont représentées dans les données. En outre, près de 4 000 bénéficiaires effectifs ont déclaré plusieurs nationalités. Certains d’entre eux semblent posséder des « passeports dorés » de Chypre et de Malte.
La majorité des propriétaires immobiliers reste un mystère
Pour la première fois, nous avons tenté de relier les registres des entreprises françaises aux informations sur la propriété immobilière, en croisant les données sur la propriété des entreprises avec les informations sur la propriété disponibles pour les parcelles – la plus petite subdivision du plan cadastral français. Chaque parcelle peut contenir une ou plusieurs propriétés individuelles.
En théorie, ces données disponibles en France devraient permettre aux journalistes, à la société civile et aux autorités d’identifier les propriétaires réels des biens immobiliers français. Dans la pratique, le non-respect des obligations de divulgation de la propriété effective et les lacunes du cadre actuel permettent à de trop nombreux propriétaires de biens immobiliers de rester anonymes.
Résultat : nous avons constaté qu’au moins 10,35 millions de parcelles comprennent des biens immobiliers appartenant à des sociétés. Nous n’avons pu identifier les bénéficiaires effectifs que pour environ 30% de ces parcelles. Dans le même temps, les propriétaires réels des biens immobiliers de près de 71 % des parcelles françaises détenues par des sociétés restent inconnus. La grande majorité de ces sociétés n’ont pas fourni de données sur leurs propriétaires réels, ou n’apparaissent pas du tout dans le registre français des bénéficiaires effectifs.
Une analyse plus précise nous indique que seule la moitié des 1,3 million de SCI qui détiennent 2,89 millions de parcelles en France ont déclaré leurs bénéficiaires effectifs. En région parisienne, on ignore l’identité des propriétaires de 72 % des parcelles détenues par des SCI. Si l’on considère que les SCI sont particulièrement susceptibles d’être utilisées à des fins de blanchiment d’argent dans le secteur immobilier, ces taux de déclaration sont alarmants.
Nous avons également constaté que près de 200 000 parcelles sont détenues par des SCI ayant déclaré avoir des bénéficiaires effectifs étrangers. Il s’agit notamment de personnalités politiquement exposées russes dont les sociétés possèdent des biens immobiliers dans plus de 1 000 parcelles à travers le pays, allant de villas à Saint-Tropez à des chalets de ski dans les Alpes en passant par des appartements de luxe à Paris. Dans l’ensemble, cependant, nous avons constaté que les sociétés étrangères peuvent acquérir des biens immobiliers sans avoir à se conformer aux règles de divulgation de la propriété effective.
Des signaux d’alarme à la réforme
Il va sans dire que cette analyse n’aurait pas été possible si le gouvernement français n’avait pas mis à disposition gratuitement les données relatives à la propriété des entreprises et des biens immobiliers. Mais les autorités ont encore beaucoup à faire pour exploiter le potentiel de ces puissants outils de transparence.
Il est urgent que les autorités françaises augmentent le taux de conformité aux règles de divulgation des bénéficiaires effectifs. Les entreprises qui ne respectent pas leurs obligations déclaratives doivent être sanctionnées. Les autorités doivent également mettre en place un mécanisme de vérification solide pour améliorer la collecte et la validation des données afin de détecter les déclarations trompeuses ou incorrectes. Les types de sociétés particulièrement exposées au risque de blanchiment d’argent, telles que les SCI, devraient faire l’objet de contrôles renforcés.
En ce qui concerne l’immobilier, les autorités françaises devraient commencer par exiger des sociétés étrangères qui possèdent ou souhaitent investir dans le secteur immobilier français qu’elles divulguent le nom de leurs bénéficiaires effectifs. Les lignes directrices pour les professionnels de l’immobilier et les contrôles de conformité des agents dans les régions critiques devraient également être renforcés.
Enfin, les autorités françaises elles-mêmes devraient mieux utiliser les bases de données disponibles, telles que les données sur les bénéficiaires effectifs, afin d’analyser et d’évaluer en permanence les risques spécifiques de blanchiment d’argent dans le secteur immobilier – comme nous l’avons fait avec Transparency International France et l’ACDC.
Après que nous ayons partagé nos données et notre analyse avec les autorités françaises, ces dernières ont entrepris leur propre analyse. Leurs conclusions étaient légèrement différentes ; par exemple, elles sont arrivées à un taux global de divulgation de la propriété effective de 83 %, alors que, selon nos recherches, ce taux est de 61 %. Une divergence de chiffres que nous ne sommes pas en mesure d’expliquer, mais qui devrait inciter les autorités françaises à s’interroger sur l’efficacité de leur outils de transparence financière.