Samedi 9 décembre, Transparency France et l’Observatoire de l’Ethique Publique (OEP) révèleront le lauréat du deuxième Prix Transparence et Ethique Publique 2023 choisi parmi les cinq auteurs sélectionnés. Nicolas Legendre, journaliste et auteur de Silence dans les Champs est l’un de ces cinq finalistes. Il nous parle de son livre enquête consacré au système agroindustriel breton.
L’agro-industrie est un système économique et institutionnel regroupant des acteurs du monde paysan, des industriels de l’agroalimentaire, des banques, des syndicats professionnels, des coopératives, des chambres d’agriculture, l’Etat et l’ administration, des élus locaux et nationaux… Ce système va déployer efficacement des méthodes et un discours pour se développer et croitre, puis pour rester en place, malgré l’évidence de ses limites.
Nicolas Legendre
Transparency France : Votre livre est consacré au système agroindustriel basé sur le productivisme qui s’est imposé en Bretagne. Pouvez-vous nous présenter ce système à la fois économique et institutionnel et nous rappeler quand il apparaît ?
Nicolas Legendre : L’agriculture industrielle est née en France autour de 1950 et s’est construite autour de l’idée que la transformation de l’agriculture, de la société, de nos modes de vie, de consommation nécessitait moins de paysans, moins de main d’œuvre et plus de mécanisation, de robotisation et d’intrants. Cette idée de maximisation, s’appelle le productivisme. Il ne prend pas en compte ses propres conséquences humaines, tous ce que les économistes appellent des externalités négatives.
Pour fonctionner, ce système économique se double d’une organisation institutionnelle spécifique. En plusieurs décennies, une série d’acteurs de natures différentes, anciens et nouveaux, apparaissent à cette époque et s’alignent pour former ce système : acteurs du monde paysan, industriels de l’agroalimentaire, banques, syndicats professionnels, coopératives, chambres d’agriculture, Etat et administration, élus locaux et nationaux… Ce système va déployer efficacement des méthodes et un discours pour se développer et croitre, puis pour rester en place, malgré l’évidence de ses limites.
Ce système productiviste a-t-il tenu ses promesses ?
Il en a tenu certaines, au moins dans un premier temps. Il a largement contribué à la croissance de la Bretagne et à la balance commerciale de la France. Ce système local faisait sens dans un système capitaliste mondialisé. Il collait à son époque et a d’ailleurs été appliqué de manière similaire, dans d’autres pays, comme les Pays-Bas dans les années 60, durant lesquelles apparaissent les premières exploitations agricoles hors-sol.
Ce système qui n’a pas été l’unique pilier du développement économique de la Bretagne a fonctionné durant ses vingt premières années, à partir du début des années 60, de la création des premières coopératives et de la structuration des filières. Il a permis à des paysans de sortir de la misère, de l’asservissement total au travail et a même permis à ceux pleinement engagés dans le productivisme de s’enrichir. C’est au début des années 70 que cela déraille, avec la première crise pétrolière et la fin de l’énergie et des produits chimiques à bas prix, deux facteurs clefs du système productiviste. Les premières préoccupations environnementales comment à apparaître à cette époque, également. Le principe des économies d’échelles, qui vient de l’industrie, ne peut être appliqué de la même manière à l’agriculture. Avec les difficultés, nombre d’exploitants, qui s’engagent pourtant pleinement dans le modèle, n’y arrivent plus.
Ce système économique s’appuie sur un système institutionnel solide qui brouille les frontières entre les acteurs, leurs rôles et leurs responsabilités. Comment sont gérées les contestations et les dissidences lorsqu’elles comment à apparaître ?
Une scission apparaît dans le monde agricole breton dans les années 70. Celle entre les « libéraux » qui veulent faire de la Bretagne une puissance agricole à l’échelle mondiale, quitte à sacrifier ceux qui les ralentissent et ceux qui voient les limites de ce modèle. Or le productivisme qui se pose lui-même comme une évidence, ne peut concevoir ses propres limites. C’est d’ailleurs cette scission qui aboutit à la création de la confédération paysanne dans les années 80. Si les coopératives sont indéniablement des éléments démocratiques du système, ce dernier, dans son ensemble, repose davantage sur la violence, sur la gestion à la dure, avec pour fin et impératif la réussite. Une fin qui justifie beaucoup de moyens, y compris des moyens illégaux.
Quand vient le temps des difficultés, la justice semble absente… et ça n’est jamais très bon signe. Comment expliquer cette absence ?
Le problème de ce système, c’est qu’il n’y a pas eu d’enquête, ni de justice. Dans les années 70 – 80, un paysan qui conteste publiquement le modèle dominant de la coopérative, dans certains cas, il en prend plein la gueule. Il n’a plus d’accès au foncier, il s’expose aux intimidations, et même, parfois, au sabotage. Quand on est confronté à de telles pratiques, les options sont peu nombreuses : on subit et on se range ou on continue à en parler librement et on continue à en prendre plein la gueule. Les campagnes bretonnes sont un monde de taiseux, de moins en moins peuplé, avec des agriculteurs de plus en plus éloignés et isolés du fait productivisme.
Le système est local, mais l’Etat est une partie prenante qui pèse de tout son poids. L’agriculture industrielle est devenue un enjeu stratégique extrêmement fort pour la France. Une sorte de raison d’Etat s’impose.
Le système est local, mais l’Etat est une partie prenante qui pèse de tout son poids. L’agriculture industrielle est devenue un enjeu stratégique extrêmement fort pour la France. Une sorte de raison d’Etat s’impose. A mon sens, la justice n’a pas été très incitée à s’intéresser à tout cela. Certains témoignages que j’ai pu recueillir et recouper mettaient en évidence des dévoiements de procédures d’attribution de terres ou des agrandissements illégaux d’élevages qui n’ont jamais été sanctionnés.
Aujourd’hui, où en est ce système avec l’apparition des modèles alternatifs et la force des préoccupations environnementales ?
A la fin des années 90, les conséquences environnementales de ce modèle – qui sont colossales – sont beaucoup trop évidentes pour être cachées sous le tapis. Donc les choses changent et le système bouge. Il commence à prendre en compte la question des externalités négatives, les conséquences environnementales délétères de ces pratiques agricoles qui n’ont rien de durables.
Il y a une petite musique qu’on commence à entendre à cette période et qui dit que tous les modèles agricoles peuvent cohabiter, que l’agriculture biologique et, plus largement l’agroécologie, ont leur place à côté d’un système agroindustriel qui les a pourtant méprisées pendant des années. S’ouvre alors une période de cohabitation durant laquelle les modèles alternatifs gagnent doucement mais sûrement du terrain. Cela s’effectue notamment à la faveur de certains grands scandales sanitaires, du fait de la prise en compte grandissante du phénomène des suicides chez les agriculteurs, grâce au journalisme d’investigation qui documente les effets dévastateurs des pesticides. Si bien que vers 2016 / 2017, je pensais que le modèle dominant, fragilisé, pouvait déboucher sur autre chose. Nous avons au contraire constaté une sorte de contre-révolution. La contre-attaque de l’agro-industrie pour sa propre survie a été très vive, avec le soutien des autorités.
Aujourd’hui, le linéaire bocager continue de diminuer, au mieux de stagner. Le recours massif aux pesticides perdure. Les quantités d’azote de synthèse vendues à l’échelle nationale sont en constante augmentation, tout comme le taux d’endettement des exploitations ou l’âge moyen des paysans. Aujourd’hui, un paysan en France à en moyenne cinquante ans. C’est complètement sidérant : c’est à la fois l’une des professions les plus indispensables à la collectivité et les plus vieillissantes.
La fuite en avant continue, sous couvert de transition. On continue l’agrandissement des fermes, on accentue le recours à des machines toujours plus sophistiquées et coûteuses, tout en affirmant sans arrêt qu’on évolue, qu’on change. La mystification initiale sur laquelle reposait la promesse productiviste perdure à travers cette communication mensongère.
Le système que vous décrivez semble imperméable aux évolutions de la société qui va notamment vers une prise en compte accrue des conflits d’intérêts et la montée de l’exigence déontologique ?
Complètement. Le conflit d’intérêts est présent à tous les étages dans le monde agricole et agroindustriel, où l’on peut être à la fois le paysan, administrateur de coopérative, administrateur de banque, responsable syndical, dans certains cas encarté, impliqué en politique et élu local. Tout ça en gardant un œil sur ce qui se passe à la SAFER pour suivre l’attribution du foncier, le nerf de la guerre.
Que faire quand des notables bretons sont à la fois paysans, élu locaux, administrateurs d’institutions agricoles, et qu’ils peuvent peser sur l’attribution du foncier au niveau local, sur les choix stratégiques de la coopérative. Comment distingue-t-on les différents intérêts qu’ils défendent quand ils prennent une décision ?
Le conflit d’intérêts est présent à tous les étages dans le monde agricole et agroindustriel, où l’on peut être à la fois le paysan, administrateur de coopérative, administrateur de banque, responsable syndical, dans certains cas encarté, impliqué en politique et élu local
Il est tout à fait normal que des paysans soient décisionnaires au sein des coopératives, par exemple. Le problème, c’est l’entremêlement des réseaux, la multiplication des casquettes et l’apparition de notabilités qui relèvent selon moi d’une forme de féodalité. Ce système agroindustriel, d’abord synonyme de modernité, a réactualisé en Bretagne de vieux schémas féodaux.
En plus, c’est qu’à ces problématiques locales, entre gens qui se connaissent et sont suffisamment proches pour rendre toute idée d’affrontement idéologique difficile à envisager, s’ajoutent l’échelon national de la décision ministérielle ou de la FNSEA, puis l’échelon européen avec la PAC, puis l’échelon mondial avec les grands accords de libre-échange. Ajoutez à cela des entreprises qui peuvent être présentes à la fois au niveau ultra local et au niveau global et vous avez devant vous un système inextricable.
En France, les institutions qui gèrent le monde agricole, sont issus de l’agrarisme du début du 20e siècle qui considère que le monde rural est une entité à part, qui doit être géré par des entités à part. C’est « laissez-nous, laissez-nous faire nos affaires ». Comment appliquer les standards contemporains sur les conflits d’intérêts ou les nouvelles formes démocratiques au sein du monde agricole ? Le système et les hommes qui l’animent sont largement imperméables à ces changements.
C’est d’autant plus problématique que ce système ne peut fonctionner sans argent public.
Depuis le départ, l’agro-industrie est largement subventionnée, à la fois au niveau des paysans à travers la PAC mais aussi au niveau des filières industrielles à travers des aides comme les crédits d’impôts octroyées à des grands groupes pour s’installer dans des zones industrielles. Ces filières ont aussi été longtemps subventionnées à travers l’aide à l’export accordées par l’Union européenne.
Que l’agriculture soit très subventionnée n’est pas une spécificité française. La plupart des agriculteurs du monde occidental sont très largement subventionnés. L’agriculture américaine est deux fois plus subventionnée par habitant que l’agriculture européenne. Ce n’est pas non plus un problème en soi. Ce qui est problématique, c’est que ces subventions vont surtout à une certaine agriculture dont on nie ou minimise les implications environnementales, économiques et sociales.
Pensez-vous que la prise de conscience du grand public de l’emprise de ce système, notamment grâce à votre livre-enquête peut changer les choses ?
Ce phénomène est de plus en documenté, de mieux en mieux connu, non pas seulement par les experts, mais par les citoyens, et pourtant le politique semble incapable de se saisir d’un problème trop compliqué, avec trop d’intérêts publics et d’intérêts privés imbriqués, impliquant trop d’acteurs, notamment agricoles qui sont très mobilisés, parfois de manière radicale. Si deux films ou deux livres ne peuvent pas tout changer, il faut continuer à multiplier les enquêtes, les recherches, les travaux pour contester le récit unique selon lequel c’est l’agro-industrie qui a tiré la Bretagne de la misère et qu’elle constitue son seul avenir possible.