Le procès du financement libyen de la campagne présidentielle de 2007 de Nicolas Sarkozy entre dans sa phase finale après plus d’un mois d’audience. L’ancien président de la République est accusé d’avoir noué un « pacte de corruption » avec l’ex-dictateur libyen Mouammar Kadhafi dès 2005. Parmi les douze autres prévenus de cette affaire : trois anciens ministres, Brice Hortefeux, Claude Guéant et Eric Woerth, un ex-dignitaire libyen et les intermédiaires Ziad Takieddine et Alexandre Djouhri.
Ce lundi 17 mars, aux côtés de Sherpa et d’Anticor, Transparency International France a été entendu par le tribunal dans le cadre de sa constitution en tant que partie civile. Nous publions ci-dessous en intégralité l’intervention de Patrick Lefas, président de Transparency France.
Madame la Présidente,
J’ai l’honneur de m’exprimer devant vous en qualité de président de Transparency International France, la section française du Mouvement Transparency International, principale organisation de la société civile qui se consacre à la promotion de l’intégrité et de la transparence dans la vie publique, économique et sociale qui est présente dans 115 pays dans le monde. Transparency International France est une ONG qui lutte contre la corruption nationale et international par des actions de plaidoyer, de contentieux et de production d’expertise. A ce titre, nous avons l’opportunité de collaborer étroitement avec notre réseau à l’international afin de partager des informations indispensables dans le contexte d’actions judiciaires ou pour travailler au renforcement des standards internationaux.
Notre activité contentieuse s’est donc particulièrement développée sur les dernières années dans les affaires de grande corruption transnationale, plus spécifiquement les affaires dites « des biens mal acquis », qui ont abouti récemment à une première condamnation pour blanchiment du vice-président de la Guinée équatoriale, Teodorin Obiang. Transparency International France bénéficie également d’un conseil d’administration constitué de quinze experts en matière de lutte anti-corruption. Ces experts, issus du monde judiciaire, de l’entreprise ou du secteur public, participent activement à la construction de nos actions menées aussi bien auprès de représentants publics que privés.
En République, aucune question ne relevant pas de la vie privée ou de l’atteinte aux droits ne saurait être éludée sous prétexte de risquer de salir des hommes ayant été appelés à exercer les plus hautes fonctions.
Que ce procès ait lieu aujourd’hui en France, dans le respect des droits de la défense et en dépit des attaques sur une prétendue politisation de la justice, témoigne de la force de notre État de droit. Ce procès, qui rappelons-le réunit de manière inédite les trois associations anti-corruption françaises, est d’autant plus important dans le contexte de « crise de la confiance publique » que nous connaissons actuellement. Ce constat est appuyé par plusieurs données issues d’une étude publiée le 11 février 2025 par l’institut OpinionWay pour le Cevipof et qui rappelle qu’aujourd’hui :
- 74 % des Français interrogés estiment que le personnel politique est corrompu
- 74 % des Français interrogés indiquent ne pas avoir confiance dans la politique
Le même jour, Transparency International publiait son indice de perception de la corruption annuel qui mesure la perception qu’ont les décideurs économiques étrangers de l’existence de pratiques corruptives dans le secteur public du pays. En 2025, la France a plongé au classement Mondial en apparaissant à la 25ème place avec un score de 67/100, en recul de 5 points par rapport à 2023. Il faut y voir l’expression d’une triple défiance vis-à-vis du personnel politique, de l’efficacité de l’action publique et de l’interface entre le secteur public et privé.
Ce sont des affaires comme celles que nous discutons devant votre tribunal qui participent, entre autres, à cette défiance. Transparency International France se constitue partie civile dans ce procès forte de son expertise reconnue sur des affaires de grande délinquance financière internationale et de son statut de section française de la première ONG mondiale de lutte contre la corruption.
La corruption est un fléau sans frontières, qui permet le pillage des ressources des pays les moins développés par des élites corrompues qui capturent l’Etat et les institutions pour leur bénéfice personnel avec pour conséquence, un appauvrissement des populations, un recul des droits humains et la rupture de la confiance des citoyens dans leurs institutions. C’est précisément ce qui est en jeu ici.
Sans préjuger de la culpabilité des prévenus, il est essentiel de rappeler que ce procès concerne la France, pays qui se targue régulièrement d’être doté des législations anticorruption les plus ambitieuses au monde, et la Libye, régulièrement classée parmi les nations les plus corrompues selon l’Indice de Perception de la Corruption que notre association publie chaque année depuis 1995. Pour rappel, en 2005, sous le régime de Mouammar Kadhafi, la Lybie était classée 117 sur 158 pays selon l’IPC. C’est un score qui rappelle qu’au moment des faits développés dans ce dossier, le pays évoluait dans un contexte de corruption systémique.
Ce procès met en lumière une réalité glaçante : la corruption qui gangrène là-bas en Libye prospère parce que les garde-fous censés la contenir ici en France ont failli.
Les débats ont révélé à quel point il est ardu de prouver la corruption, une infraction par essence opaque. Et il est important de rappeler que dans les affaires de grande corruption internationale, dont notre association est désormais bien familière, la preuve parfaite et absolue n’existe pas. Dans ce contexte, et plus que jamais dans ce procès, il faut suivre l’argent pour exposer la vérité. Les transactions examinées ces dernières semaines constituent un véritable manuel de la corruption et du blanchiment : omniprésence d’intermédiaires aux rôles et aux missions opaques, enchevêtrement de comptes ouverts dans des juridictions non coopératives, flux financiers sans lien avec la moindre activité économique légale, prête-noms, sociétés écrans, acquisitions de biens immobiliers et d’objets d’art…
Ces circuits financiers, qui irriguent tout le dossier, constituent de véritables faisceaux d’indices de la volonté de dissimulation de l’origine des fonds ayant pu alimenter un pacte de corruption. Ils mettent également en lumière les failles persistantes de notre système. Près de vingt ans après les faits jugés aujourd’hui, ces vulnérabilités restent d’une brûlante actualité. Ce procès rappelle enfin le rôle décisif de la coopération internationale, qui peut et doit encore être renforcée pour œuvrer à la manifestation de la vérité dans les affaires de grande corruption transnationale.
Circulation massive de cash, recours aux dons anonymes, comptabilité lacunaire : le dossier a également révélé les failles qui entourent la réglementation du financement de la vie politique. Certains prévenus ont tenté de se retrancher derrière le travail de la commission nationale de contrôle des comptes de campagne, affirmant qu’aucun paiement irrégulier n’aurait pu échapper à sa vigilance et que la réglementation en vigueur à l’époque rendait impossible l’intégration de fonds illicites dans les comptes officiels.
Comme cela a été rappelé par le Parquet national financier lors de l’audition de M. Éric Woerth, les pouvoirs de la Commission Nationale des comptes de campagne et du financement politique sont, sur la période qui nous intéresse, dors-et-déjà limités : elle n’a pas accès aux comptes détaillés des partis politiques ni d’accès aux comptes des prestataires et le contrôle de ces comptes est dissocié du temps de l’élection (ce qui est encore le cas aujourd’hui). Pour pallier cette zone d’ombre, ce n’est que depuis 2016 que les candidats à l’élection présidentielle ont l’obligation de présenter une annexe détaillée des dépenses payées par les partis politiques à destination d’un candidat ou d’une candidate. De plus, le système de dématérialisation du dépôt des comptes (Fin’pol) de campagne n’existait pas encore et – comme cela a été rappelé lors de l’audience- la Commission a des difficultés majeures pour identifier que ce sont bien des personnes physiques derrière les dons. Dans son dernier rapport d’activité, la Commission le déplore d’ailleurs et relève que la loi ne lui donne toujours pas les moyens de s’assurer de l’origine des fonds prêtés aux candidats par des personnes physiques, ni même des fonds apportés par les donateurs. Près de deux décennies plus tard, ces failles n’ont donc toujours pas été comblées. Il y a vingt ans, elles étaient béantes.
Dans ce procès, certains « produits du crime », comme la villa de Mougins, ont été saisis. Transparency
International France exhorte le tribunal à confisquer ce bien et à en restituer le produit de la vente au
plus près du peuple libyen, conformément au dispositif de restitution des avoirs confisqués instauré par
l’article 11 de la loi du 4 août 2021 et la circulaire du 22 novembre 2022. Fruit d’un plaidoyer de près de dix ans mené par TI-F, ce mécanisme, l’un des plus ambitieux au monde, intègre les recommandations clés de l’association afin d’assurer une restitution transparente, redevable et inclusive. En confisquant les biens issus de la corruption, la justice française adresse un message sans équivoque : la France ne sera pas un refuge pour l’argent sale, et le crime ne paiera pas.
Je terminerai, Madame la Présidente, sur ces mots : ce procès dépasse les seuls faits et prévenus qu’il concerne : il met en lumière les défaillances institutionnelles, les rouages d’un système où l’argent sale circule librement, où les garde-fous du financement politique restent trop souvent défaillants, et où la représentation des populations victimes, et la réparation de leur préjudice, demeure une bataille de longue haleine
Dans un contexte où la défiance des citoyens envers leurs institutions et leurs représentants ne cesse de croître, elle sera scrutée comme un test de la crédibilité de notre État de droit. Ce procès et son issue marqueront la place que notre pays entend occuper dans la lutte mondiale contre la corruption et la défense des principes démocratiques.