Le 12 mars 2024, dans un discours sur la transformation de l’Etat, Emmanuel Macron déclarait « On a besoin d’un cadre de responsabilité qui soit clarifié et qui permette de décider plus simplement et de prendre des risques, parce que ce qui inhibe aujourd’hui une bonne partie de l’action publique de la capacité à déroger ou à prendre ses responsabilités, c’est le régime de responsabilité pénale ».
Il confie alors à Christian Vigouroux, conseiller d’Etat reconnu pour ses travaux sur la déontologie des fonctionnaires, un rapport sur la responsabilité pénale des décideurs publics. Le rapport, de qualité, vient d’être publié. Il est porteur d’un malaise pour Transparency International France : que faire du sentiment, supposément de plus en plus partagé par les intéressés, que la répression des atteintes à la probité (et en premier lieu la lutte contre les conflits d’intérêts et le favoritisme) créé un continuum de règles floues et arbitraires qui peuvent se retourner contre eux, y compris s’ils sont de bonnes foi.
Pour aller au bout de la logique : est-légitime de dire que la responsabilité pénale des élus, et des fonctionnaires, les empêche d’agir ?
Réponse courte : non, cela est au mieux extrêmement exagéré. Pour autant, est-ce que ce sentiment est corrélé avec un éventuel mal être des élus ? Probablement. Et cela n’exclut également pas la pertinence de modifier, à la marge, les règles entourant certains conflits d’intérêts, nous y reviendrons.
Le constat d’une insécurité juridique croissante pour les décideurs publics, et en premier lieu pour les élus locaux, fait figure de poncif politique et médiatique. Une affaire fut particulièrement emblématique : le maire de Plougastel, Dominique Cap, dit ignorer qu’il devait quitter la salle en plus de ne pas participer au vote d’une subvention de 160 000 euros à une association de cyclisme qu’il dirigeait. Par suite d’une comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité, il est condamné à une amende de 4000 euros, dont 1 500 avec sursis.
Cette affaire, particulièrement médiatisée, lui permet de déclarer dans la presse : « Désormais, on doit passer la moitié du conseil municipal dehors ». Il est également invité dans les congrès d’élus locaux ou celui de la SMACL pour partager, avec émotion, son témoignage. La décision en question n’étant pas accessible, nous ne pouvons la commenter .
Nos élus locaux sont-ils en insécurités juridiques ?
Que disent les chiffres ? Selon le dernier rapport de l’observatoire de la SMACL, seul 0,351 % des élus locaux, sur la mandature 2014-2020 ont été mis en cause. Ce taux ne concerne pas uniquement les atteintes à la probité et inclut par exemple les élus poursuivis pour diffamation. Sur ce chiffre déjà faible, la justice effectue en plus un travail de tri très important : seul 37,7 % des élus poursuivis sont condamnés. Si on se focalise sur les seuls chefs d’exécutifs, 2,48 % de ceux-ci ont été mis en cause, et 2,80 % des maires.
- Entre 2014 et 2020, seuls 284 élus locaux ont été condamnés pour manquement à la probité sur 579 4841, soit un pourcentage de 0,05 %.
- L’ensemble des élus ne sont pas mis en cause, encore moins condamnés, il est exagéré de dire que la justice agit de manière disproportionnée.
Beaucoup de condamnation sont mineures et représentent 1 000 euros d’amende. Les parquets et les juges font une appréciation proportionnée des peines par rapport à la gravité de l’atteinte.
La SMACL projette (en large partie en extrapolant les données déjà existantes) que, sur la mandature 2020-2026, 439 élus seront condamnés pour manquement au devoir de probité, soit une augmentation de plus de 50 % des condamnations, résultant en pourcentage, à ce que 0,075% des élus soient condamnés. Des variations en pourcentages, sur des chiffres bruts aussi faibles, sont à relativiser.
Les chiffres sont encore plus relatifs pour les fonctionnaires territoriaux, sur près de 2 millions d’agents, seuls 187 ont été condamnés pour atteinte à la probité entre 2014 et 2020, soit 0,009% du total. Manier ces chiffres pour en conclure à une augmentation des atteintes à la probité est délicat : la meilleure détection et lutte contre la corruption est un autre facteur d’explication du nombre d’élus mis en cause. Cette explication n’est pas incongrue, en tant qu’ ONG anti-corruption, nous sommes témoin de la forte professionnalisation de la prévention de la corruption, et en premier lieu dans les collectivités avec lesquels nous sommes partenaires au sein du Forum des Collectivités engagées. C’est une bonne nouvelle.
Un mal être des élus réel et plutôt croissant
Toucher à la rédaction de la prise illégale d’intérêts à l’article 432-12 du code pénal, délit essentiel de la lutte anti-corruption bien au-delà de la situation des élus locaux, enverrait un signal désastreux. Il est possible d’améliorer le quotidien des élus, en facilitant la gestion des déports, sans réécrire l’article 432-12. Une première piste est de clairement délimiter voire supprimer ce qui est appelé les conflits d’intérêts public-public. Il suffit pour cela de réécrire l’article 111-6 du Code général des Collectivités Territoriales. Deux options sont possibles : soit prévoir que la désignation par une délibération d’un élu
neutralise le conflit d’intérêts, soit que la loi prévoie explicitement que les élus siégeant obligatoirement dans un organe ne peuvent être en conflits d’intérêts. Les deux options doivent s’envisager avec la seule réserve que l’élu concerné participe à une décision auquel il retire un intérêt personnel, auquel cas il devra toujours se déporter. Transparency International France est en parallèle :
- Favorable à supprimer l’obligation pour un élu de quitter physiquement la salle lors d’un déport. Cette obligation manque de sens pour les élus et est vue comme un « théâtre de boulevard ». Lors d’un conseil municipal, les élus se retrouvent à sortir et rentrer plusieurs fois de la salle de vote.
- Favorable à prendre en compte la présence des élus déportés dans le calcul du quorum pour éviter la paralysie des assemblées. En effet, au niveau local les conflits d’intérêts sont nombreux et cela est parfaitement normal, les élus sont intégrés au tissu relationnel, associatif local, exercent parfois un métier, ont des familles, etc. Or, le nombre élevé de déports oblige à fractionner les délibérations et les votes, notamment dans les EPCI, afin d’avoir le nombre d’élus requis sur chaque sujet.
- Favorable à ce que les centres de gestions puissent exercer de plein droit les fonctions de référents déontologues pour les élus locaux. Cette mesure permettrait aux petites communes de mutualiser une partie de leurs efforts en matière de déontologie. La fonction de référent déontologue des élus est très utile. Le référent prodigue des conseils personnels aux élus qui le saisissent en cas de questionnement déontologiques, or il est difficile de trouver suffisamment de personnes indépendantes et qualifiés pour assurer cette fonction. Permettre de mutualiser cette fonction dans les centres de gestion, comme cela se fait au demeurant déjà, est une mesure utile pour soutenir concrètement les élus.
La mission de Transparency International France est de renforcer les standards en matière de transparence et d’intégrité pour l’ensemble des acteurs publics. Plutôt que d’affaiblir les mécanismes de responsabilité pénale qui garantissent la probité de nos institutions, nous devons nous attacher à améliorer la prévention des risques et la formation des élus, afin de sécuriser leur action sans renoncer aux principes fondamentaux de la lutte contre la corruption. Loin d’être un obstacle, un cadre clair et exigeant en matière d’éthique publique est une condition essentielle pour préserver la confiance des citoyens dans leurs représentants et, in fine, défendre la démocratie.
Samuel Boissaye – chargé de mission collectivités territoriales