Le 10 mars 2023, Éric Le Floch a vu un huissier débarquer dans son bureau à la mairie de Menton (Alpes-Maritimes) pour lui notifier sa suspension de ses fonctions de directeur général des services (DGS) de cette ville frontalière de l’Italie. Quelques semaines plus tôt, fin décembre 2022, ce haut fonctionnaire territorial avait alerté la justice, en vertu de l’article 40 du code de procédure pénale, au sujet de faits graves : un marché public illégal portant sur la gestion des déchetteries de la ville pour un montant de 600 000 euros. Il a également signalé, par la suite, des soupçons de détournement de fonds publics liés au port de Menton. Cette seconde affaire, qui met en cause le grand banditisme corse, fait toujours l’objet d’une enquête menée par la Juridiction interrégionale spécialisée (Jirs) de Marseille. Dans ce dossier, le maire de Menton, Yves Juhel, a été placé en garde à vue les 3 et 4 juillet 2024.Écarté de son poste à plusieurs reprises malgré les décisions favorables des tribunaux, il a été officiellement reconnu comme lanceur d’alerte par le Défenseur des droits.
Les lanceurs d’alerte prennent rarement la parole en public. Chaque intervention les expose à de nouveaux dangers, les plaçant une fois encore dans le viseur de ceux qui cherchent à les réduire au silence. Il témoigne une nouvelle fois pour Transparency France. Dans cet entretien, Éric Le Floch revient sur les conséquences humaines de son engagement, les limites de la loi Waserman, et les réformes urgentes qu’il appelle de ses vœux pour garantir une protection plus effective à celles et ceux qui choisissent de défendre l’intérêt général.
Monsieur Le Floch, pouvez-vous nous raconter ce qui vous a conduit à lancer l’alerte à Menton ?
Tout d’abord, je pense sincèrement que personne n’est prêt pour une telle aventure. J’ai intégré la fonction publique territoriale en décembre 1995 et à aucun moment, je n’avais imaginé que je puisse me retrouver chez le Procureur de la République parce que j’ai refusé de cautionner les dérives d’un système politique corrompu. C’est au cours de cet entretien qu’il m’a demandé de formaliser mes déclarations par écrit dans le cadre de ce que l’on appelle un article 40, en référence à l’article 40 du Code de Procédure Pénale « Toute autorité constituée, tout officier public ou fonctionnaire qui, dans l’exercice de ses fonctions, acquiert la connaissance d’un crime ou d’un délit est tenu d’en donner avis sans délai au procureur de la République et de transmettre à ce magistrat tous les renseignements, procès-verbaux et actes qui y sont relatifs.
À quel moment avez-vous compris que cela allait bouleverser votre vie professionnelle ?
J’ai compris que ma vie professionnelle allait basculer le jour où le directeur de cabinet du maire de Menton m’a menacé. Mais j’ai compris qu’elle avait basculé le 27 juin 2023 quand j’ai fait un infarctus du myocarde sur mon lieu de travail au cours d’une audition administrative organisée en toute illégalité et pendant laquelle on m’a accusé à tort de faits infondés.
Vous avez été reconnu comme lanceur d’alerte par le Défenseur des droits, mais vous affirmez que la loi Waserman montre ses limites. Quelles sont, selon vous, ses principales failles ?
Malgré 3 trois ordonnances de référé demandant ma réintégration et une décision du Conseil d’Etat, celles-ci sont inapplicables en raison des déclarations du maire de Menton. Malgré le statut de lanceur d’alerte, mon employeur persévère et les représailles, perdurent. A titre d’exemple, lorsqu’il a appris que le Défenseur des droits m’octroyait le statut de lanceur d’alerte, il n’a pas trouvé mieux que de relancer une nouvelle procédure de fin de détachement sur l’emploi fonctionnel de DGS sous prétexte cette fois que mon absence prolongée désorganisait l’administration territoriale.
Au lieu d’être protégés et soutenus, les Lanceurs d’alerte sont exposés à de terribles représailles : calomnie, licenciement, procédures-bâillons, harcèlement moral, menaces de mort…Les conséquences sont dramatiques sur leur santé mentale et physique, leur vie professionnelle, leur vie personnelle.
Que faudrait-il mettre en place pour mieux protéger les lanceurs d’alerte dès les premières représailles, avant que les dégâts humains et professionnels ne soient irréversibles ?
L’urgence, c’est que l’on donne au Défenseur des droits les moyens d’appliquer la Loi et que les lanceurs d’alerte bénéficient d’un véritable statut d’immunité qui les protège professionnellement. Nous demandons en urgence :
- Un processus unique, rapide et impartial de reconnaissance du statut de lanceur d’alerte.
- Des soutiens psychologiques, juridiques et financiers effectifs, pour faire face aux représailles, tels qu’ils sont prévus par la Loi Waserman
- Une réforme des institutions judiciaires et administratives pour que celles-ci se saisissent véritablement des alertes et les instruisent à la hauteur des enjeux, pour qu’immédiatement des mesures de précaution puissent être prises, en particulier en cas de menaces et face aux procédures-bâillons et pour que soient prononcées des peines durables d’interdiction d’exercer en cas de manquement grave, qu’il s’agisse d’exercice de la médecine, de fonctions électives, de gestion d’entreprise, etc.
- Une valorisation du statut de lanceurs d’alerte pour encourager à signaler plutôt que laisser faire.
Quel message souhaiteriez-vous adresser aux agents publics, élus ou salariés qui, aujourd’hui, se demandent s’ils doivent, eux aussi, lancer l’alerte ?
Avec du recul, vu les dégâts occasionnés, je vous dirais qu’il faut être fou pour y aller seul ! L’écosystème est complexe et les avocats compétents en la matière sont rares. Le premier conseil, c’est de se faire accompagner, idéalement par une association spécialisée pour que vous ne soyez jamais seul face à un système qui n’a pas d’autres choix que de vous éliminer.
Signaler est extrêmement risqué. Mais laisser faire, c’est se résoudre à des services publics dégradés tandis que des milliards sont détournés. Nous appelons les ministres, sénateurs et députés à agir pour faire respecter et renforcer la protection des lanceurs d’alerte. Il en va de la justice, de la démocratie et de l’avenir de notre pays