ANALYSE | Transparency France alerte sur l’affaiblissement de la proposition de loi cabinets de conseil par la Commission des lois de l’Assemblée nationale
Vendredi 26 janvier 2024
La commission des lois de l’Assemblée nationale a examiné mercredi 24 janvier la proposition de loi du Sénat visant à encadrer l’intervention des cabinets de conseil privé dans la décision publique. Transparency France regrette que ce texte salutaire ait vu sa portée réduite par plusieurs amendements adoptés par les députés, sous couvert d’aménagements techniques réclamés par le lobby des cabinets de conseil. La régression la plus préoccupante est la transformation des indispensables déclarations d’intérêts des consultants et cabinets en simples déclarations d’absence de conflits d’intérêt. Par ailleurs, un angle mort introduit au Sénat subsiste : les consultants-avocats restent en dehors du champ de la loi. Enfin, les députés ont manqué l’occasion d’élargir le texte aux collectivités territoriales.
La proposition de loi encadrant l’intervention des cabinets de conseil privés dans les politiques publiques a été adoptée par le Sénat le 18 octobre 2022. Elle répond à la problématique révélé par la presse en 2021 : la place croissante occupée par ces entreprises privés dans la prise de décision publique. Pour Transparency France, le texte adopté à l’unanimité par le Sénat y apporte de bonnes réponses. Il renforce les obligations de transparence que doit mettre en œuvre le secteur public pour assurer la traçabilité des prestations de conseil, et créer des obligations déontologiques de prévention des conflits d’intérêts pour les prestataires privés.
Un détricotage préoccupant : le remplacement des déclarations d’intérêts par des déclarations d’absence de conflits d’intérêts
Pourtant, lors de son examen en commission des lois de l’Assemblée nationale, les députés ont voté une mesure qui viderait de sa substance le volet déontologique de la loi si elle venait à être maintenue. Il s’agit du remplacement des déclarations d’intérêts imposées aux cabinets et consultants amenés à travailler pour le secteur public, par des déclarations d’absence de conflit d’intérêts. Cette disposition a été introduite par un amendement du rapporteur qui va dans le sens d’une des demandes du lobby des cabinets de conseil, le Syntec conseil. Sous couvert d’une réduction de la charge de travail administratif pour les cabinets, cette modification rendrait inopérante une disposition centrale du texte. Elle délègue la charge du contrôle déontologique au principal intéressé, le cabinet de conseil, et ne lui impose une véritable déclaration d’intérêts que s’il estime lui-même pouvoir se trouver éventuellement en situation de conflit d’intérêts. Le nouveau dispositif prévoit qu’en cas de doute sur la sincérité de la déclaration d’absence de conflit d’intérêts, l’administration puisse saisir le référent déontologue qui pourrait lui-même saisir la HATVP si le doute persiste. Mais comment l’administration pourrait-elle formuler un quelconque doute sur la base d’un document aussi vide ? De façon ironique, cette nouvelle disposition s’apparente donc à une externalisation du contrôle déontologique des cabinets de conseil aux cabinets de conseil eux-mêmes. Malheureusement, l’Histoire a démontré que les cabinets de conseil pouvaient avoir intérêt à ne pas révéler leurs conflits d’intérêts à leurs clients publics. L’exemple le plus dramatique est celui du rôle de McKinsey dans la crise des opioïdes aux Etats-Unis. Le cabinet de conseil y conseillait à la fois des laboratoires pharmaceutiques et l’autorité de régulation des médicaments, avec des consultants travaillant pour les deux clients à la fois au mépris des règles déontologiques affichées par le cabinet, et en violation de ses obligations contractuelles de divulgation vis-à-vis de son client public. Enfin, il faut rappeler la réticence extrême des consultants à révéler la liste de leurs clients même lorsque la puissance publique le leur demande. Ainsi, le commissaire européen au climat et ancien consultant de McKinsey Wopke Hoekstra a refusé catégoriquement de révéler la liste de ses anciens clients malgré les demandes répétées du Parlement européen qui souhaitait exercer simplement ses fonctions de contrôle des potentiels conflits d’intérêts.
Du reste, il ne serait pas disproportionné d’imposer aux consultants œuvrant aux côtés des agents publics de révéler la liste des clients pour lesquels ils ont pu travailler par le passé, afin que l’on puisse s’assurer de l’absence de conflits d’intérêts. Beaucoup d’agents publics sont eux-mêmes soumis à une obligation de déclaration d’intérêts, et ils doivent tous demander préalablement à leur hiérarchie l’autorisation d’exercer une activité professionnelle annexe dans le privé, afin d’éviter les conflits d’intérêts.
Transparency France appelle donc les députés à rétablir l’obligation de déclaration d’intérêts en séance publique le 31 janvier prochain, sans quoi le volet déontologique de la loi risque d’être rendu inopérant.
Un angle mort qui subsiste : le maintien de l’exemption d’application de la loi pour les consultants-avocats
Une exception préoccupante avait été introduite lors du passage du texte en commission des lois au Sénat, et elle a été maintenue par les députés. Les consultants-avocats, dont les activités de conseil hors contentieux devaient être encadrées initialement par la loi, ont été sorti du champ d’application de la loi après l’adoption d’un amendement proposé par le Conseil national des Barreaux. Cette exemption est pourtant difficilement justifiable quand on sait que des cabinets d’avocats ont déjà réalisé par le passé des prestations de conseil pour l’Etat totalement décorrélé d’une quelconque procédure contentieuse. Il s’agit notamment de la rédaction de l’exposé des motifs de la loi d’orientation et de mobilités confiée au cabinet d’avocat Dentons pour un montant de 30 000 euros en 2018. Il s’agit aussi des prestations de conseils réalisées par des cabinets d’avocats que l’on peut retrouver dans la base de donnée compilée par des journalistes du Monde. On y retrouve des prestations d’avocats portant par exemple sur la réalisation d’études d’impact pour le Sénat, l’appui pour la restructuration/transformation d’entreprise pour le ministère de l’Économie, l’optimisation de la logistique hospitalière pour le ministère de la Santé ou la mise en concurrence des trains pour le ministère de l’Écologie. Il serait incompréhensible que, pour la réalisation de prestations similaires, les cabinets d’avocats disposent d’un privilège par rapport aux cabinets de consultants non-inscrits au Barreau. Le régime déontologique interne à l’ordre des avocats a été invoqué lors des débats en commission pour justifier l’inutilité d’y superposer un cadre légal relatif aux activités particulières de conseil, mais il faut rappeler que ce régime déontologique repose sur une définition du conflit d’intérêts qui ne s’applique qu’aux parties d’une affaire contentieuse. Les conflits d’intérêts qui peuvent surgir entre clients à l’occasion de l’exercice d’une mission de conseil pour le secteur public ne sont pas appréhendés par ce cadre déontologique.
Transparency France a suggéré à plusieurs députés le dépôt d’un amendement proposant de revenir à la version originale du texte qui intégrait les activités des consultants-avocats, en dehors de leurs activités contentieuses. Celui-ci a été rejeté par la Commission des lois. Nous espérons que cette proposition sera à nouveau examinée en séance publique à l’Assemblée nationale le 31 janvier.
Une occasion manquée : l’extension au secteur public local
Si les députés ont adopté sans difficultés plusieurs restrictions concernant les organismes publics concernés par la loi (exclusion de la Caisse des dépôts et des établissements publics avec moins de 60 millions d’euros de dépenses de fonctionnement annuelles), ils ont montré plus de réticences à inclure les collectivités territoriales qui peuvent pourtant recourir à des prestations de conseil. A la place, c’est une modeste obligation de remise d’un rapport au Parlement par le Gouvernement sur les conditions d’une éventuelle extension au niveau local qui a été adoptée. Cette décision ressemble fortement à de la procrastination dans la mesure où les mêmes arguments avaient été évoqués pour repousser l’extension lors de l’examen du texte en séance publique au Sénat. Une mission flash avait été lancée dans la foulée par l’Assemblée nationale pour répondre aux interrogations relatives à cette extension.
Les conditions sont donc réunies aujourd’hui pour étendre le champ de la loi au secteur public local. En effet, les collectivités territoriales rencontrent les mêmes problématiques d’opacité et de conflits d’intérêts que l’Etat lorsqu’elles recourent à des prestations de conseil. Les Uber Files avaient ainsi révélé qu’un cabinet de conseil spécialisé en mobilités utilisait ses contrats auprès de grandes collectivités territoriales pour défendre en toute opacité les intérêts de son client privé Uber. Sans extension du champ de la loi, au moins aux grandes collectivités, impossible de vérifier et de mettre un terme à de tels conflits d’intérêts.