Au cours des mois écoulés, et de manière inédite, la corruption s’est invitée dans le débat public, en lien avec les préoccupations quotidiennes et concrètes des citoyens, dépassant ainsi le seul horizon des affaires politico-financières. Le débat sur le narcotrafic a mis en lumière le fait que la criminalité financière est l’outil incontournable de ces formes de délinquance, lesquelles ne peuvent être efficacement combattues que par des politiques qui intègrent la menace que représentent la corruption et le blanchiment.
Quelques chiffres:
- 60 % des réseaux criminels opérant dans l’UE utilisent des méthodes de corruption pour atteindre leurs objectifs illicites.
- Plus de 80 % des groupes criminels utilisent des entreprises légitimes comme couverture pour leurs activités.
- La criminalité organisée est transnationale par nature : 70% des groupes criminels opèrent dans au moins trois Etats membres de l’Union européenne. 65% des groupes criminels sont composés d’individus de plusieurs nationalités.
- Dans l’Union européenne, la plupart des groupes et réseaux criminels (68 %) utilisent des méthodes de blanchiment d’argent de base, telles que l’investissement dans l’immobilier ou 5. 25% des enquêtes ouvertes pour blanchiment de capitaux sont liées à des infractions de trafic de stupéfiants.6
- La majorité des produits du crimes échappe aux autorités de poursuite. Plus de 98% des avoirs criminels ne sont pas identifiés. Moins de 2% des avoirs criminels font l’objet de saisie. Moins d’1% de ces avoirs sont confisqués.
En outre, ces débats ont été particulièrement instructifs pour documenter la vulnérabilité du secteur public à cette criminalité économique, démontrant que la puissance financière associée au trafic permet de saper les institutions publiques, fragilisant gravement l’Etat de droit. Ils ont enfin permis à chacun de prendre la mesure du fait que la corruption et le blanchiment, associés à d‘autres formes de criminalité ont un coût pour le citoyen qui en subit directement le préjudice.
Cependant, au-delà des constatations, les moyens au service de la lutte contre la délinquance économique et financière ne sont pas à la hauteur des enjeux. Nous l’avons rappelé lors de notre audition devant la commission d’enquête du Sénat sur la délinquance financière, en mars dernier.
Pour une meilleure prévention : des plans anticorruption à la hauteur des enjeux
Revaloriser le rôle de l’Agence française anticorruption (AFA)
Créée par la loi Sapin II de 2016, l’AFA joue un rôle essentiel dans la prévention de la corruption. Toutefois, son positionnement institutionnel demeure ambigu, et ses effectifs – 53 ETP seulement – sont notoirement insuffisants au regard de ses missions. Le plan national anticorruption 2020–2022, dépourvu d’objectifs clairs, n’a jamais été évalué. Quant à la version 2024–2027, elle n’a pas été publiée, malgré une consultation publique à laquelle Transparency International France a activement participé.
Nous recommandons :
- La mise en place d’un comité interministériel pour piloter une véritable politique publique de prévention.
- Le renforcement des effectifs de l’AFA.
- Le développement de partenariats opérationnels avec TRACFIN et la future Autorité européenne de lutte anti-blanchiment (AMLA).
Rendre obligatoire la prévention dans le secteur public
Alors que les grandes entreprises sont tenues d’adopter un plan de prévention, ce n’est pas le cas des collectivités ou administrations, alors même que leur exposition aux risques de corruption est avérée. En 2022, seulement 10 % des communes, 80 % des départements et 25 % des EPCI déclaraient disposer d’un tel dispositif.
Nous recommandons :
- La modification de la loi Sapin II pour rendre obligatoire un plan anticorruption dans les collectivités de plus de 100 000 habitants et les administrations centrales.
Pour une meilleure détection : promouvoir la culture de l’alerte et l’accès à la transparence
Développer une culture de l’alerte
Malgré la loi Waserman de 2022 et les progrès liés à la transposition de la directive européenne de 2019, la culture de l’alerte peine à s’ancrer, en particulier dans le secteur public. L’alerte reste mal connue, peu valorisée, et les dispositifs internes de recueil de signalement sont trop peu déployés.
Nous recommandons :
- Une campagne nationale de sensibilisation.
- Une publication annuelle de données sur les alertes (nombre, thématiques, suites données), dans le respect de l’anonymat.
- Une reconnaissance active du rôle démocratique des lanceurs d’alerte dans la détection des atteintes à la probité.
Améliorer les registres de transparence financière
Malgré l’existence d’un Registre des Bénéficiaires Effectifs (RBE) depuis 2017, un tiers des personnes morales enregistrées en France n’ont toujours pas déclaré leurs bénéficiaires. Le manque de contrôles, de sanctions effectives et de données interopérables réduit fortement l’impact de ces dispositifs.
Nous recommandons :
- Le renforcement des sanctions financières (jusqu’à 1 million d’euros pour les personnes morales) et leur application effective.
- La radiation d’office des entreprises en infraction, comme proposé dans la loi sur le narcotrafic adoptée en avril 2025.
- L’interopérabilité des registres (cadastre, RBE, Ficoba, etc.) et leur croisement systématique.
- La transposition rapide de la directive anti-blanchiment exigeant l’identification centralisée des comptes bancaires et crypto-actifs.
Pour une meilleure effectivité : mobiliser pleinement les outils d’enquête et de poursuite
Exploiter pleinement la présomption de blanchiment
Depuis 2013, la loi permet de présumer le blanchiment lorsque des opérations financières ne s’expliquent que par une volonté de dissimulation. Pourtant, cette présomption reste sous-utilisée.
Nous recommandons :
- D’en faire un levier prioritaire dans la stratégie nationale contre la criminalité économique.
- De produire des statistiques publiques régulières sur les poursuites pour blanchiment autonome.
Renforcer les moyens humains
Le nombre d’enquêteurs spécialisés reste très en deçà des besoins. En 2023, l’Office central de lutte contre la corruption (OCLCIFF) ne comptait que 81 enquêteurs, et la sous-direction dédiée de la DCPJ, 200 agents.
Nous recommandons :
- Une augmentation significative des effectifs dans les offices spécialisés.
- Des clarifications sur la répartition des compétences entre les parquets nationaux spécialisés (PNF, futur PNACO).
- Le renforcement de la coopération internationale, notamment par un meilleur usage des équipes communes d’enquête intra-européennes.
Pour des sanctions plus dissuasives : renforcer la confiscation et encadrer la justice négociée
Généraliser la confiscation
Alors que seuls 1 à 2 % des avoirs criminels sont identifiés et confisqués, la sanction économique reste peu dissuasive. Il est crucial de garantir l’application effective des mesures de saisie et de prévoir l’usage social des biens confisqués.
Encadrer strictement la justice négociée
La convention judiciaire d’intérêt public (CJIP), créée par la loi Sapin II, a démontré son efficacité dans certaines affaires (Airbus, Société Générale), mais son usage doit rester limité à des cas complexes, impliquant des éléments transnationaux. TI-France alerte sur les risques d’extension abusive à des infractions relevant du droit commun, comme le montre le cas LVHM.
Nous recommandons :
- De maintenir des critères d’ouverture stricts pour les CJIP.
- D’assurer la transparence des négociations et l’engagement sincère des entreprises concernées.
La lutte contre la délinquance financière ne peut être gagnée sans une mobilisation politique claire, des moyens à la hauteur des enjeux, une transparence renforcée et une répression effective. Transparency International France appelle les pouvoirs publics à passer des constats aux actes, en adoptant rapidement les réformes structurelles nécessaires pour faire de la France un État exemplaire en matière d’intégrité, de probité et de justice économique.