[ANALYSE] « La corruption qui a financé le régime de Poutine s’étend partout dans le monde à travers le blanchiment »
François Valérian, administrateur de Transparency International et de Transparency International France
La guerre en Ukraine et les sanctions engagées par les pays occidentaux contre les « oligarques » russes et leurs avoirs ont placé la corruption sur le devant de la scène politique et médiatique. Hier encore trop souvent considérée comme un problème secondaire, la corruption apparaît désormais un phénomène de grande ampleur capable de gangréner l’Etat russe et de s’exporter par la guerre et le blanchiment.
Si ces événements sont l’occasion pour les Etats et les instances supranationales d’agir, les ONG ont aussi un rôle à jouer. C’est ce qu’a fait Transparency international France, en déposant en mai dernier une plainte pour blanchiment, non justification de ressources, recel et complicité, afin de dénoncer le système de capture de l’Etat russe et de la richesse nationale par des hommes d’affaires et hauts fonctionnaires proches de Vladimir Poutine. Le dépôt de cette plainte a permis l’ouverture d’une enquête préliminaire, ouvrant la voie à des procédures judiciaires visant plusieurs milliardaires russes et pouvant déboucher sur la confiscation des biens qu’ils auraient achetés avec de l’argent sale. Mais notre ONG ne s’est pas contentée d’agir en justice, elle se mobilise auprès des autorités françaises et européennes pour obtenir le renforcement des moyens de prévention, de détection et de sanction du blanchiment d’argent sale.
Explication dans cet entretien avec François Valérian, administrateur de Transparency International et de Transparency International France.
Comment la guerre en Ukraine a-t-elle ouvert la boîte de pandore de la corruption et du blanchiment ?
Cette guerre est un révélateur des effets néfastes de la corruption. La corruption et le favoritisme ont financé le régime de Poutine, et continuent de financer la guerre en Ukraine. Le phénomène a pris une telle ampleur en Russie qu’on peut malheureusement décrire l’économie russe comme minée par le pillage des ressources au profit de quelques-uns, hommes d’affaires et hauts fonctionnaires proches du pouvoir en place. Une telle économie est toujours déséquilibrée, ne parvient pas à satisfaire les besoins de sa population et peut rechercher dans l’agression extérieure de nouvelles possibilités de pillage ainsi qu’une diversion nationaliste. Mais cette corruption n’est pas circonscrite à la Russie. Elle s’étend partout dans le monde : des dirigeants corrompus et leur entourage familial et professionnel acquièrent depuis des décennies des villas, appartements, yachts, jets privés, en utilisant la plupart du temps des sociétés écrans, des paradis fiscaux, des hommes de paille. Jusqu’à maintenant tolérées ou délibérément ignorées, ces pratiques (qui ne sont pas l’apanage des seuls russes) apparaissent aujourd’hui comme inacceptables. En effet les indices laissant penser qu’une partie importante de ces biens a été acquise avec de l’argent issu de la corruption. C’est donc une occasion pour les autorités françaises de se doter des moyens pour mieux prévenir, détecter et sanctionner ces pratiques. C’est une question de volonté politique.
En quoi l’ouverture de cette enquête constitue-t-elle une étape importante dans cette séquence de sanctions contre ceux qu’on appelle les « oligarques » ?
Les sanctions politiques sont temporaires, souvent de même durée que le conflit. L’enquête s’attaque à la racine du mal et peut déboucher sur des sanctions pénales contre les individus qui se sont enrichis au détriment du peuple russe.
Pour Transparency International, il ne s’agit pas de sanctionner des milliardaires parce qu’ils sont russes, bien au contraire d’ailleurs, il s’agit de les sanctionner parce qu’ils ont nui à leurs concitoyens russes, et au-delà des Russes à la paix dans le monde. Il s’agit de combattre tous ceux qui cachent dans l’immobilier français un argent volé à l’étranger en déséquilibrant l’économie de leur pays et souvent l’économie mondiale.
Quel est le rôle d’une ONG comme Transparency France dans cette période ?
Ces événements illustrent parfaitement deux de nos principales missions : agir en justice pour défendre les victimes de la corruption et contribuer à faire disparaître des pratiques contraires à l’intérêt général ; convaincre les décideurs de renforcer les lois pour mieux empêcher et sanctionner ces pratiques.
Il n’est pas certain que les autorités françaises auraient engagé d’elles-mêmes des enquêtes à la suite d’un travail d’identification des oligarques et de leurs biens. C’est chose faite grâce à notre plainte, similaire à toutes celles déposées par Transparency France dans des affaires de biens mal acquis.
Ce cas met bien aussi en évidence les progrès qui restent à accomplir en France, en Europe et dans le monde pour mieux prévenir, détecter et sanctionner le blanchiment, malgré les avancées permises notamment par la création des registres de bénéficiaires effectifs.
Transparency France, aux côtés d’autres ONG, mais aussi d’organismes internationaux comme le GAFI, l’OCDE ou les Nations Unies, recommandent des solutions depuis de nombreuses années. La guerre en Ukraine illustre à quel point elles sont nécessaires. Pour lutter non pas contre la Russie et ses milliardaires, mais contre tous les kleptocrates et tous ceux qui les aident à blanchir leur argent dans le monde.
François Valérian
Diplômé de l’école Polytechnique, ancien ingénieur général du Corps des mines et docteur en histoire, François Valérian a débuté sa carrière dans l’administration, puis est devenu directeur associé de la Banexi (BNP, fusions-acquisitions), puis associé du cabinet Accenture et administrateur d’Accenture France. Il a ensuite décidé de changer d’horizon professionnel et a rejoint le secrétariat international de Transparency International à Berlin, où il a été directeur des activités Secteur privé, puis conseiller spécial.
Il est actuellement professeur associé au CNAM et professeur responsable de l’enseignement de « Finance, régulation et supervision » à l’Ecole des Mines de Paris, après avoir été rédacteur en chef des Annales des Mines et membre du conseil général de l’économie. François Valérian a par ailleurs été élu au Conseil d’Administration de Transparency International à l’automne 2019.
François Valérian a publié plusieurs ouvrages d’économie et d’histoire, dont « Crise dans la gouvernance – Ethique des affaires et recherche du profit » (Eska, 2012).
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