LOBBYING | Cinq leçons à tirer de la deuxième mise en demeure du lobby des pesticides par l’Assemblée nationale

Après le Président du Sénat le 3 mai dernier, c’est désormais au tour de la Présidente de l’Assemblée nationale de mettre en demeure le lobby des pesticides Phytéis ce lundi 3 juillet pour manquement à son obligation déontologique de sincérité. Cette mise en demeure fait suite au lobbying mené par Phytéis sur la loi PACTE en 2019 visant à supprimer l’interdiction issue de la loi dite EGALIM de produire sur le sol français des produits phytosanitaires interdits d’usage dans l’Union européenne. Il avait été effectué sur la base d’un chantage à l’emploi que l’on peut désormais qualifier de « mensonger », comme l’avait révélé l’enquête publiée par la journaliste Pauline Chambost pour Le Poulpe. Transparency International France, l’Institut Veblen, Foodwatch et Les Amis de la Terre France avaient relayé ces informations au député Dominique Potier compétent pour effectuer un signalement au déontologue de l’Assemblée nationale le 21 février dernier. Cette deuxième mise en demeure confirme la première juridique initiée par la précédente mise en demeure adressée par le président du Sénat, ce qui constitue une excellente nouvelle.

Lors de l’examen de loi PACTE à l’Assemblée nationale, Phytéis avait eu recours aux mêmes chiffres fantaisistes d’emplois soi-disant menacés qu’au Sénat. Cette nouvelle mise en demeure est donc cohérente et est fondée sur des faits similaires. Néanmoins, elle comporte des éléments nouveaux dont on peut tirer 5 leçons sur la déontologie du lobbying en général.

Par Kevin GERNIER


Chargé de plaidoyer et d’accompagnement et spécialiste du lobbying à Transparency France

1 | Le manquement déontologique constaté par l’Assemblée nationale est plus grave que celui relevé par le Sénat

Au Sénat, Phytéis avait été mis en demeure pour un manquement à son devoir général de probité (article 3 du Code de conduite des représentants d’intérêts au Sénat) et non pas pour un manquement à son devoir précis de sincérité (Article 9 du même Code). Les sénateurs membres du comité de déontologie parlementaire avaient en effet estimé qu’il était difficile de prouver la volonté de Phytéis de transmettre aux sénateurs des chiffres inexacts destinés à les induire en erreur. Ils ont néanmoins constaté le « manque de rigueur et de prudence » de Phytéis et estimé que cela constituait déjà un manquement déontologique en soi. Le déontologue de l’Assemblée nationale est allé plus loin dans son analyse : Phytéis a commis selon lui un manquement à son obligation déontologique de sincérité prévue par l’article 9 du Code de conduite applicable aux représentants d’intérêts à l’Assemblée nationale qui dispose que les lobbyistes doivent s’abstenir de transmettre des « éléments volontairement inexacts destinés à induire les députés en erreur » . La présidente de l’Assemblée nationale, Mme Yaël Braun-Pivet, a ainsi estimé dans son courrier de mise en demeure que Phytéis s’était non seulement montré incapable de fournir des éléments chiffrés indiquant que ses estimations d’emplois menacés étaient « la meilleure évaluation des experts dans ce contexte d’incertitude », mais qu’en plus le lobby avait fait « preuve d’une négligence qui ne peut être tenue que pour volontaire ».

2 | Phytéis ne peut pas invoquer l’argument de l’urgence pour justifier sa méthodologie peu rigoureuse

L’interdiction de produire en France les produits phytosanitaires interdits d’usage dans l’UE est entrée en vigueur avec la loi EGALIM le 18 octobre 2021, et la loi PACTE utilisée comme véhicule législatif pour revenir sur cette interdiction a été étudiée au Sénat en janvier 2019. La Présidente de l’Assemblée nationale constate dans son courrier de mise en demeure que si Phytéis pouvait dans une certaine mesure invoquer l’argument de l’urgence pour utiliser des chiffres peu fiables au Sénat, tel n’était plus le cas lors du passage du texte à l’Assemblée nationale en mars 2019. Phytéis aurait pu profiter de ce délai supplémentaire pour affiner sa méthodologie, d’autant plus qu’au même moment la Direction générale des entreprises avait produit sa propre analyse du nombre d’emplois menacés. Malgré cela, Phytéis a recouru aux mêmes chiffres alarmistes et fantaisistes auprès des députés, et le déontologue a constaté que « le ton général des courriels adressés aux députés était de nature, par leur caractère catégorique, à susciter chez ces derniers une inquiétude légitime ».

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3 | L’Assemblée nationale a conduit des investigations sur le rôle d’un cabinet de conseil en lobbying grâce au répertoire de la HATVP

Alors que le Sénat avait seulement adressé des demandes d’explication à Phytéis, le déontologue de l’Assemblée nationale a élargi son investigation à un autre acteur, le cabinet de conseil en affaires publiques Rivington, qui a mené pour le compte de son client Phytéis une action de représentation d’intérêts en 2019 visant la loi PACTE. Si cet intermédiaire n’a pas été mis en demeure, on peut se féliciter qu’il doive répondre aux questions du déontologue car le rôle de ces cabinets de conseil est essentiel pour les stratégies de lobbying des acteurs économiques qui ont les moyens d’y recourir. L’intervention de Rivington a pu être retracée grâce aux déclarations que le cabinet doit effectuer au répertoire des représentants d’intérêts de la HATVP, ce qui prouve l’utilité de ce dispositif. Rivington a en effet déclaré à la HATVP avoir effectué en 2019 pour le compte de l’UIPP (ancien nom de Phytéis) une action de lobbying intitulée : « Loi pacte : soutenir la disposition qui vise à encadrer en France la production de certains produits destinés à l’export et échanger avec le gouvernement sur les futures modalités d’application »

4 | Une illustration de la complexité de la triple architecture du contrôle déontologique des lobbys

Pour des motifs de séparation des pouvoirs, la loi Sapin 2 de 2016 a renvoyé à chaque assemblée parlementaire la responsabilité d’édicter et de faire respecter les règles déontologiques s’appliquant aux représentants d’intérêts visant les parlementaires, fonctionnaires et assistants parlementaires respectifs. Le comité de déontologie du Sénat et le déontologue de l’Assemblée nationale sont ainsi compétents pour investiguer les manquements déontologiques de lobbyistes qui s’adressent à leurs membres respectifs seulement, et seuls les présidents des deux assemblées sont compétents pour confirmer les mises en demeure en cas de manquement. La HATVP, pour sa part, est compétente pour investiguer les manquements déontologiques des lobbys lorsqu’ils s’adressent aux autres responsables publics (membres du pouvoir exécutif ou de collectivités territoriales). Si ces trois organes déontologiques se fondent sur des chartes similaires, elles comportent parfois des différences subtiles qui peuvent jouer dans leurs décisions respectives, comme on a déjà pu l’observer dans les différences de motivation des mises en demeure adressées à Phytéis par le Sénat et l’Assemblée nationale. Pourtant une campagne de lobbying complète vise généralement des responsables publics appartenant à ces trois champs différents, ce qui rend complexe la procédure de saisine et peut nuire à la cohérence de la jurisprudence déontologique.

5 | La future décision de la HATVP sera déterminante

Interrogée par la presse ce lundi 3 juillet, la HATVP a indiqué que la procédure initiée à la suite du signalement qui lui a été adressé le 21 février était toujours en cours. Son ultime décision sera décisive puisqu’elle viendra confirmer ou infirmer la cohérence déontologique des deux mises en demeure déjà publiées par le Parlement. Surtout, elle pourra apporter des éléments supplémentaires sur le lobbying effectué par Phytéis auprès des membres du Gouvernement et des administrations centrales. En effet, le lobbying visant le pouvoir exécutif est à la fois plus influent et plus opaque par rapport à celui effectué auprès du Parlement. Si le signalement émis par nos 4 associations a pu être construit sur des extraits des comptes rendus de débats en commission ou en séance publique au Parlement sur la loi PACTE, il n’existe pas de traçabilité similaire pour les délibérations de l’exécutif. En l’absence d’une publication des rendez-vous des membres du Gouvernement, de leur cabinet ou des directeurs d’administration centrale, il est impossible de savoir quels acteurs sont impliqués dans l’élaboration d’une décision ou d’un argumentaire au sein de l’exécutif. Les éléments qui pourront être produits par la HATVP à l’issue de la délibération du collège seront donc précieux pour comprendre comment une action de lobbying peut influencer l’exécutif, et comment ce type d’action peut être rendu plus déontologique et transparent.

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