Guerre en Ukraine / Ce que la France doit faire pour transformer ses annonces de sanctions contre les oligarques russes en actions concrètes et efficaces contre le blanchiment d’argent sale sur son territoire
Après une semaine de guerre en Ukraine, la France, par la voix de son ministre de l’Économie et des finances, a annoncé vouloir repérer et saisir les avoirs français des oligarques russes et de leurs proches. Mais la France dispose-t-elle des outils et moyens suffisants pour transformer ces annonces en actions concrètes et efficaces ?
« L’Occident ne peut plus permettre à ses systèmes financiers de favoriser les flux d’argent sale dans le monde entier, et notamment en Russie. Il est temps pour les gouvernements de mettre un terme à l’argent sale qui alimente la corruption et les conflits. »
Daniel Eriksson, Directeur Général de Transparency International
Corruption, autocratie et usage de la force contre les peuples vont de pair. La corruption alimente les conflits et l’insécurité dans le monde entier, comme nous le démontre la guerre en Ukraine.
Les grandes démocraties ont facilité ce conflit en permettant aux cleptocrates de promouvoir leurs intérêts et leur pouvoir dans tout l’Occident. Pendant trop longtemps, les grands centres économiques et financiers ont fermé les yeux sur les flux financiers illicites en provenance de Russie par crainte de s’opposer aux puissants intérêts économiques. Les lois favorisant le secret bancaire et des affaires, les complaisances envers les paradis fiscaux – certains parmi les Etats membres de l’Union européenne – et la relative tolérance à l’encontre des intermédiaires ont permis aux oligarques russes de blanchir et investir leurs richesses au sein de l’Union européenne, aux Etats-Unis ou au Canada, supportant ainsi le régime russe. Rappelons que la Russie a été classée 139ème place du classement de l’indice de perception de la corruption publié par Transparency International 2021 avec un score de 29 sur 100, pour un PIB qui est équivalent à celui de l’Espagne. 1 % de la population russe concentre 74,5 % des richesses nationales – et 10 % détiennent 89 % des biens.
Par la voix de son ministre de l’Economie et des finances, la France semble déterminée à accompagner ses sanctions à l’encontre d’oligarques russes de mesures pénales visant à identifier, saisir puis confisquer leurs éventuels biens mal acquis en France.
Si des progrès ont été accomplis ces derniers temps en la matière (condamnations de plusieurs dirigeants étrangers pour blanchiment de détournement de fonds publics, création d’un dispositif de restitution des biens mal acquis, ouverture au public du registre sur les bénéficiaires effectifs, transposition de la directive européenne sur la protection des lanceurs d’alerte, etc.), des mesures précises doivent être prises pour transformer ces déclarations en actions.
Ces mesures font d’ailleurs partie de nos recommandations aux candidats à la présidentielle de 2022 :
- Augmenter les moyens de la justice et de la police spécialisées dans la lutte contre la délinquance économique et financière
- Soutenir, dans le cadre de la révision du dispositif juridique anti-blanchiment au niveau européen, l’extension de l’obligation de déclaration de leurs bénéficiaires effectifs aux entités étrangères (sociétés ou trusts) qui établissent des relations d’affaire ou investissent au sein de l’Union européenne.
- Renforcer les sanctions disciplinaires et pénales à l’encontre des facilitateurs, ces personnes, physiques ou morales, manquant à leurs obligations de prévention LBC/FT et de déclaration de leurs bénéficiaires effectifs, et en publier les données par secteur et par profession assujettie.
Transparency International France identifie par ailleurs trois défis principaux à relever pour que la France se donne les moyens de son ambition :
1 – Ouvrir au public les registres sur les bénéficiaires effectifs, y compris celui des trusts, aujourd’hui inaccessible :
Il n’existe pas de liste ni de chiffres précis des avoirs appartenant à des oligarques russes situés en France. Aujourd’hui, les seules estimations sur l’ampleur de ces avoirs nous proviennent des révélations des médias d’investigation et des ONG. Cela démontre le travail indispensable mené par des journalistes d’investigation, lanceurs d’alerte et ONG et la nécessité d’ouvrir au public les registres de bénéficiaires effectifs, y compris ceux des trusts, aujourd’hui inaccessibles.
L’enquête OpenLux, qui se base sur une analyse du registre luxembourgeois des bénéficiaires effectifs des sociétés, ouvert au public en 2019, a par exemple permis de lister plusieurs biens immobiliers en France détenus par des oligarques russes via des sociétés écran luxembourgeoises.
2 – Lutter contre les moyens permettant de contourner les sanctions individuelles (paradis fiscaux, sociétés écrans, etc.)
Les sanctions individuelles seront inefficaces si on ne se donne pas les moyens de lutter contre ce qui permet de les contourner (paradis fiscaux, sociétés écrans, utilisations d’hommes de paille, etc.). Une personne visée par une mesure de gel peut très bien échapper à cette sanction en utilisant un prête-nom ou une société écran.
La règlementation française en la matière, bien que s’étant nettement améliorée ces dernières années, présente de nombreuses failles. Les sociétés enregistrées à l’étranger n’étant pas soumises à l’obligation de déclaration de leurs bénéficiaires effectifs en France, il suffit qu’une société enregistrée dans un paradis fiscal ou judiciaire intervienne dans le schéma financier pour que l’on perde la trace du bénéficiaire effectif. Ainsi, selon l’analyse nationale des risques de blanchiment de capitaux du Conseil d’orientation de la lutte contre le blanchiment de capitaux, « la construction de chaînes de détention internationales utilisant des structures juridiques de droit étranger immatriculées dans des pays et territoires non-coopératifs peut dans certains cas permettre d’occulter l’identité du bénéficiaire effectif »[1].
Pour combler cette lacune, la Commission européenne a proposé d’étendre l’obligation de déclaration du bénéficiaire effectif aux entités étrangères (sociétés et trusts) investissant ou faisant des affaires en Europe. Il ne s’agit toutefois que d’une proposition qui doit à présent être examinée par le Conseil de l’Union européenne et par le Parlement européen.
La Commission européenne a également proposé un nouveau règlement exigeant que toute entité juridique basée en dehors de l’Union européenne souhaitant acquérir un bien immobilier dans l’Union européenne devra déclarer son ou ses bénéficiaires effectifs. Cette nouvelle règle ne s’appliquerait toutefois pas aux biens immobiliers déjà acquis. Ainsi, les oligarques potentiellement sanctionnés qui possèderaient leurs biens immobiliers par l’intermédiaire de sociétés basées dans des paradis fiscaux échapperaient à cette obligation de déclaration.
3 – Augmenter les moyens de la justice et de la police spécialisées dans la lutte contre la délinquance économique et financière
Du gel des avoirs aux « biens mal acquis » ? Alors que le gel des avoirs s’inscrit dans le cadre politique et diplomatique des sanctions économiques, la saisie relève du cadre pénal. Passer du « gel aux saisies », pour reprendre les mots du ministre de l’Economie et des finances, signifie que des poursuites pénales vont être initiées et que des enquêtes vont être ouvertes, pour blanchiment d’infractions telles que la corruption, le détournement de fonds publics ou encore l’abus de bien social
« Passer du gel aux saisies » suppose néanmoins de donner à la police et à la justice financières des moyens suffisants pour enquêter et instruire ces dossiers. Le dernier rapport de la Commission européenne pour l’efficacité de la justice (CEPEJ) du Conseil de l’Europe, publié fin 2020, classe la France en queue de peloton des pays européens, à PIB équivalent, en matière de budget consacré aux institutions judiciaires (hors établissements pénitentiaires), avec 69,5 euros par an par habitant, quand l’Allemagne y dédie 131,2 euros. Le classement est le même s’agissant du nombre de juges et du nombre de procureurs par habitant.
Enfin, pour investir en France, les oligarques visés sont nécessairement passés par des intermédiaires français (banques, avocats, notaires, agents immobiliers, etc.). Il faudra veiller à ce que ces intermédiaires, s’il s’avère qu’ils ont failli à leurs obligations de lutte anti-blanchiment et participé, en tant qu’auteurs ou complices, à des opérations de blanchiment, répondent de ces actes devant la justice française.
[1] Analyse nationale des risques de blanchiment de capitaux et de financement du terrorisme en France, Rapport du Conseil d’orientation de la lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme (COLB), septembre 2019, p.89
EN SAVOIR PLUS
CONFERENCE – Registre public des bénéficiaires effectifs : bilan et perspectives