Lobbying | Les membres de l’exécutif sont-ils transparents sur leur rendez-vous avec des lobbys ? Etat des lieux, analyse et recommandations
L’enquête des Uber files menée par le consortium international de journalistes ICIJ et publiée en France par Le Monde a révélé l’intensité et la diversité des techniques de lobbying agressif de la multinationale auprès des décideurs publics français et particulièrement auprès d’Emmanuel Macron pendant qu’il occupait le poste de ministre de l’Economie. Si Emmanuel Macron n’a enfreint aucune loi en communiquant 17 fois en secret avec les représentants d’Uber dans ses 18 premiers mois en tant que ministre de l’Economie en 2014 et 2015 – La loi Sapin 2, qui a posé les premières règles de transparence du lobbying, n’a été votée qu’en décembre 2016 – les Uber files rappellent les insuffisances de ce cadre légal qui a créé des obligations déclaratives pour les représentants d’intérêts sans imposer aux décideurs publics impliqués dans l’élaboration de la loi de rendre publiques leurs rencontres avec les lobbyistes.
Mais l’absence d’obligation légale n’exclut pas les bonnes pratiques. Si l’on en croit les récentes déclarations du président de la République, d’Olivia Grégoire, ministre déléguée chargée des Petites et Moyennes Entreprises, du Commerce, de l’Artisanat et du Tourisme ou de Roland Lescure, ministre délégué chargé de l’Industrie, les membres du gouvernement entretiennent des relations avec les représentants d’intérêts dans la plus grande transparence. Mais est-ce vraiment le cas? Nous avons vérifié.
Emmanuel Macron, Président de la République, ministre de l’Economie durant la période couverte par l’enquête des « Uber files »
« J’ai vu énormément d’entreprises, j’ai vu les entreprises françaises qui ouvraient ce marché » […]
Caroline Roux « Est-ce que vous pensez qu’il faut aller vers plus de transparence sur le rôle des lobbys dans la fabrique de la loi ? »
Emmanuel Macron « je pense que ce que nous sommes en train de faire, c’est exactement cela. »
Entretien du 14 juillet 2022
Olivia Grégoire, la ministre déléguée chargée des Petites et Moyennes Entreprises au sein du gouvernement Borne
« Emmanuel Macron a reçu les dirigeants d’Uber, mais il a reçu aussi – soyons précis ! – ceux de Netflix, Airbnb, Tesla, tout comme, plus près de nous, ceux de Doctolib, Alan et BackMarket. Pourquoi ? Parce que ces acteurs sont au cœur de l’économie du XXIe siècle. »
Questions au gouvernement, 13 juillet 2022
Roland Lescure, ministre délégué chargé de l’Industrie au sein du gouvernement Borne
« Un ministre de l’Economie rencontre des agents économiques ; un ministre de l’industrie rencontre des agents de l’industrie, et je le ferai. Nous continuerons donc à discuter avec toutes les entreprises dont nous souhaitons qu’elles s’installent en France et qu’elles y créent de l’emploi. Sans concession, dans la transparence, mais avec volonté ! »
Questions au gouvernement, 12 juillet 2022
Les membres du gouvernement sont-il transparents sur leurs rencontres avec les représentants d’intérêts ? Pour le savoir, nous avons analysé les agendas des membres du Gouvernement, ainsi que celui du Président de la République, disponibles en ligne à la date du 15 juillet 2022 pour la seule période du 11 au 17 juillet 2022.
LES CHIFFRES
48 % des membres de l’exécutif, soit 20 ministres et ministres-délégués sur 42, publient un agenda en ligne.
225 évènements sont déclarés au total dans ces agendas sur la période.
9% de ces événements déclarés, soit 20 sur 225, sont des rendez-vous des lobbys.
21% des membres de l’exécutif, soit 9 sur 42, déclarent des rendez-vous avec des lobbys.
31% des lobbys rencontrés par des membres de l’exécutif, soit 6 sur 19, sont inscrits au répertoire de la HATVP
ANALYSE
Si la nomination récente du Gouvernement peut expliquer une partie des absences de publication, les processus de communication étant toujours en cours de mise en œuvre, on peut regretter que seule la moitié des membres du Gouvernement publie un agenda en ligne, et que seul 1 ministre sur 5 déclare des rendez-vous avec des lobbys en plus des évènements « institutionnels » ou « protocolaires ». Compte-tenu de la courte période analysée, il est probable que certains ministres n’aient eu aucun rendez-vous avec des lobbys durant la période analysée. On peut néanmoins regretter que certains ministres exerçant dans des ministères où les relations avec des lobbys sont fréquentes, notamment le ministère de l’économie, ne déclarent rien, ni sur la période analysée, ni avant. C’est le cas notamment de Jean-Noël Barrot[1], Ministre délégué chargé de la Transition numérique et des Télécommunications, ou de Roland Lescure, Ministre délégué chargé de l’Industrie, dont les fonctions impliquent pourtant des échanges fréquents avec les acteurs économiques. On peut au contraire souligner l’assiduité apparente de Marc Fesneau, ministre de l’Agriculture, qui déclare à lui seul 9 rendez-vous avec des lobbys pour la seule semaine du 11 juillet.
Par ailleurs, seul un tiers des lobbys rencontrés sont inscrits en tant que représentants d’intérêts sur le répertoire de la HATVP. S’il est tout à fait possible que les non-inscrits ne remplissent pas les critères légaux d’inscription, l’agenda public peut constituer une base de vérification pour la sincérité et l’exhaustivité des inscriptions et déclarations auprès de la HATVP.
Ensuite, en l’absence d’une publication exhaustive des agendas dans un format « open-data » traitable automatiquement, cette analyse a dû être opérée par une agrégation manuelle excessivement laborieuse. Seuls deux membres du Gouvernement publient leur agenda en temps réel dans un format ouvert (CSV), Elisabeth Borne et Sylvie Retailleau. Les agendas de la première ? ministre et des secrétaires d’Etat du ministère des affaires étrangères sont disponibles dans un format ouvert, mais seulement pour les semaines écoulées et pas pour la semaine en cours. Certains ministres comme Pap Ndiaye, ministre de l’Education, publient leur agenda pour la semaine en cours, mais les semaines passées ne sont pas archivées ce qui est regrettable. On peut également déplorer qu’aucun agenda ne distingue les rendez-vous en tête à tête avec des lobbys, ou les évènements publics avec des lobbys, du reste de l’agenda plutôt destiné à la presse. Cela rend nécessaire un travail manuel d’identification là aussi laborieux.
Enfin, l’effort de transparence n’est pas attendu que de l’exécutif, il doit s’étendre aux membres de cabinet et aux directeurs de l’administration centrale, eux aussi sollicités par les représentants d’intérêt. Les membres de cabinet ministériels, directeurs et sous-directeurs d’administrations centrales disposent en effet d’un pouvoir certain sur l’élaboration de décisions publiques et sont d’ailleurs désignés par la loi Sapin 2 comme des décideurs publics pouvant être visés par des actions de lobbying devant être déclarées à la HATVP.
[1] Seul un évènement a été déclaré à son agenda depuis sa nomination, la participation à la cérémonie d’introduction en bourse de Deezer le 5 juillet
ETUDE COMPARATIVE
A partir de l’étude comparative des dispositifs d’encadrement du lobbying publiée par la HATVP le 21 octobre 2020, on constate qu’au moins 8 juridictions dans le monde imposent une publication des rendez-vous des décideurs publics avec des lobbys :
Catalogne : Depuis 2016, un Code de conduite des dirigeants politiques et de personnel de direction engage les responsables politiques à connaître la règlementation relative aux groupes d’intérêts et leur interdit de rencontrer des entités non-inscrites au répertoire. Les dirigeants politiques de l’administration catalane respectent un engagement à publier leurs rencontres avec les groupes d’intérêts, et leurs agendas sont publiés chaque mois.
Chili : Après chaque rencontre avec un lobbyiste, les fonctionnaires doivent soumettre un résumé de leur réunion au commissaire à l’information, qui publiera ensuite le résumé.
Lettonie : Dans un délai de deux jours ouvrables à compter de la prise de contact entre la personne chargée de préparer un projet de loi et un lobbyiste, des informations sur ce dernier et sur ses propositions doivent être publiées sur le site Web du Conseil des ministres.
Pérou : les principales entités publiques doivent tenir des registres de visites en ligne, dans lesquels figurent les noms des visiteurs, leur identification, la personne physique ou morale qu’ils représentent, le responsable public qu’ils ont visité, la position qu’occupe le fonctionnaire concerné dans l’entité, le motif de la réunion et la position défendue par le lobby.
Pologne : Les « pouvoirs publics » sont tenus de publier dans le Bulletin d’information public des renseignements sur les activités professionnelles de lobbying dont ils font l’objet et sur les buts affichés des entités qui s’y livrent. Cependant les députés et sénateurs ne sont pas soumis à l’obligation de déclaration à titre personnel. L’autorité publique compétente est tenue de signaler immédiatement au ministre en charge de l’Administration publique les activités professionnelles de lobbying exercées par une entité non inscrite au Registre.
Roumanie : Le Premier ministre, le secrétaire général du gouvernement, les ministres, les secrétaires d’État, les conseillers d’État et les dignitaires d’autres institutions ou organes centraux de l’administration publique subordonnés au gouvernement ou aux ministères doivent afficher l’agenda quotidien des réunions. La déclaration doit indiquer : le nom du lobby rencontré, la personne présente, la date, le lieu, les décideurs publics présents et le sujet de la discussion.
Royaume-Uni : Les membres du Gouvernement doivent publier leurs rencontres avec des organismes extérieurs sur une base trimestrielle.
Union européenne : les commissaires et les membres de leurs cabinets sont tenus de rendre publiques les informations relatives aux réunions organisées avec les représentants d’intérêts, et doivent refuser de rencontrer des lobbies qui ne figurent pas sur le registre européen. Au Parlement européen, depuis le 31 janvier 2019 pour chaque rapport, le président de la commission parlementaire concernée, le rapporteur et les référents de chaque groupe parlementaire rendent publics dans leurs agendas toutes les rencontres avec des lobbyistes à l’intérieur comme à l’extérieur du Parlement.