Nicolas Forissier : « Ma vie personnelle et professionnelle ont basculé parce que je ne voulais pas fermer les yeux sur la fraude fiscale »

Nicolas Forissier : « Ma vie personnelle et professionnelle ont basculé parce que je ne voulais pas fermer les yeux sur la fraude fiscale »

L’Ennemi Intérieur, édité par Fayard, fait partie des cinq ouvrages retenus pour concourir au premier Prix pour un ouvrage sur la transparence et l’éthique créé par Transparency International France et l’Observatoire de l’Ethique Publique (OEP). Dans l’Ennemi Intérieur, Nicolas Forissier raconte son parcours de lanceur d’alerte au cœur de « l’affaire UBS », une des plus grandes affaires d’évasion fiscale de l’histoire.

Pourquoi avoir choisi ce sujet et que révèle-t-il de la probité de nos dirigeants ?

Pourquoi ce sujet ? Tout simplement parce qu’il correspond à ce que j’ai vécu réellement donc à ma vie, à une vie professionnelle, à huit ans de carrière qui ont subitement basculé parce que j’ai été le témoin vivant et professionnel d’activités délictueuses, d’activités extrêmement sensibles pour les Français, pour le pays, pour notre économie avec toutes les conséquences que cela peut avoir. Je ne pouvais pas fermer les yeux dans le cadre de mes fonctions qui sont réglementaires et réglementées. Il fallait impérativement que les choses soient sues, connues, et qu’il n’y ait pas qu’une seule version. C’est très important.

Comme vous le savez, un grand nombre de puissants groupes abreuvent la presse d’informations, directement ou par voie de justice, ces informations ne sont pas forcément la vérité. Donc pourquoi ce sujet ? Parce que je souhaitais que les Français puissent voir de l’intérieur de la machine ce qui s’était réellement passé, qu’ils prennent connaissance de ma version des faits qui est la vérité puisque la justice en a décidé ainsi en décembre 2021. Je souhaitais que les Français se rendent compte de ce que c’est que de lutter contre des gens qui sont corrompus et corruptibles.

Vous avez été lanceur d’alerte avant même que le terme n’existe dans la loi française. Pensez-vous que les lanceurs d’alerte sont suffisamment protégés aujourd’hui ?

Cette question en sous-entend plusieurs. Est-ce que le lanceur d’alerte est bien protégé aujourd’hui en France ? Je pense que oui. Il l’est parce que la retranscription récente de la directive européenne dans le droit français est venue combler un certains nombre de lacunes, de faiblesses de la Loi Sapin 2 en matière de protection des lanceurs d’alerte. Comme vous l’avez rappelé, quand j’ai lancé mon alerte en 2008, la Loi Sapin 2 n’existait pas. Il a fallu la construire. Nous nous sommes aperçus qu’il fallait que ça soit possible de lancer une alerte en interne pour avertir les plus hautes instances d’un groupe privé des éventuels dysfonctionnements qu’il subissait s’il n’en était pas informé. Il fallait aussi que ce soit possible de saisir à l’externe au cas où un groupe industriel, quel qu’il soit, continue de commettre des activités pénalement répréhensibles à l’encontre de l’intérêt général et des salariés. Je pense que la loi actuelle, celle qui va entrer en vigueur sur ce dernier semestre 2022 permet cela dans la mesure où un lanceur d’alerte maintenant est protégé. Il n’y a plus de représailles possibles car son anonymat est préservé – c’était le plus important –  et qu’il est  accompagné. Je ne parle pas encore tout à fait de l’accompagnement financier, mais au moins de l’accompagnement judiciaire. Ce qui n’était pas le cas à l’époque. Nous nous en remettions à notre propre organisation, à notre propre stratégie et surtout nous devions faire face à la pression de nos employeur, ce qui n’est plus possible maintenant.

Donc oui, le lanceur d’alerte est protégé maintenant. Est-ce qu’il y en aura encore ? La réponse est en suspens dans la mesure où les lois ont évolué entre 2008 et maintenant. La loi sur la grande délinquance financière puis la loi sur le secret des affaires sont venues proposer des dispositifs qui pourraient marginaliser le rôle des lanceurs d’alerte, quand bien même ils verraient des choses très importantes. La Convention Judiciaire d’Intérêt Public (CJIP), la loi sur le secret des affaires par exemple, protègent les activités stratégiques des entreprises face aux lanceurs d’alerte et les faits qu’ils pourraient dénoncer. Si je lançais aujourd’hui l’alerte que j’ai lancé contre UBS en 2008, ce serait moi qui serait devant la justice, qui serait poursuivable, car ce que je dénoncerais serait considéré comme des activités extrêmement stratégiques, le business modèle de l’entreprise, son cœur de réacteur. 

Pourquoi est-ce important de documenter la corruption, la raconter aux citoyens ?

Pourquoi la corruption est-elle devenue un enjeu sociétal ? Parce qu’elle coûte extrêmement cher aux Français et à la France si on se réfère aux derniers chiffres que nous avons à disposition : la fraude fiscale c’est à peu près 100 milliards d’euros par an, la corruption en France on est sur des chiffres de 120 milliards d’euros par an.

Pourquoi c’est une question qui doit être adressée aux Françaises et aux Français ? Tout simplement parce que cet argent nous manque. Il n’aura échappé à personne que nous sommes en pleine crise stratégique et militaire, la guerre est en Europe, on est au bord d’une crise économique majeure. Est-ce qu’il est normal que cet argent manque à la France, qu’il aille sponsoriser les économies de pays voisins alors que nous en avons tant besoin ?

De plus en plus des gens ont du mal à boucler leur fin de mois, pourquoi ? Parce que eux, sont restés en France. Ils payent des impôts, ils peuvent être licenciés, ils n’ont pas d’emploi, alors que cet argent, ces 220 milliards d’euros manquent à la France chaque année depuis tant d’année – et encore, on parle d’une hypothèse basse. C’est fondamental qu’on récupère cet argent. La dette française c’est 2.900 milliards d’euros et le budget de l’État 2.352 milliards d’euros. Nous sommes endettés à hauteur de 123% . Les gens se plaignent d’attendre aux urgences des hôpitaux, qu’il n’y ait pas assez de crèches, pas assez de classes, pas assez de professeurs, que les services publics disparaissent, que la France se désindustrialise. Est-ce qu’on a pas mieux à faire que de laisser dormir cet argent détenu par une minorité dans des pays qui ne jouent pas le jeu alors qu’on en a tant besoin pour nous ? Je trouve ça indécent !

Ce qui me choque c’est qu’il n’y a pas la volonté politique d’essayer de soutenir notre économie en récupérant cet argent. Est-il normal que 17.000 Français – soit le plus gros contingent d’Européens – soient bancarisés au Luxembourg ? Que la France soit le pays le plus représenté parmi les évadés fiscaux du Grand-Duché ? Est-ce qu’il est normal qu’un pays membre fondateur de l’Europe soit toujours un paradis fiscal et abrite en ses banques de l’argent qui a financé des actions terroristes ? Est-ce qu’il est normal que la Belgique ou la Suisse, deux pays frontaliers à moins de 200 km ou moins de 2h de vol ou de train de Paris, continuent d’exploiter nos ressources alors que nous en avons tant besoin ? Il ne s’agit pas d’un discours politique, je ne fais pas de politique sur l’évasion fiscale. L’évasion fiscale touche tous les Français et c’est parce qu’il y a moins d’argent en France qu’on paye peut-être plus cher certaines choses. 

Alors faisons revenir l’argent puisqu’on sait où il est. Négocions le retour de cet argent en France et faisons ce qu’il faut pour que les Français soient plus heureux et que les plus fragiles vivent moins mal certaines crises. Parce que je suis d’accord, l’évasion fiscale ne tue pas, c’est pas une arme mais indirectement ça fait d’énorme dégâts,  sociaux et humains très importants. 


EN SAVOIR PLUS

L’Ennemi Intérieur

Nicolas Forissier avec Raphaël Ruffier-Fossoul, Fayard (2022)

Le récit de l’intérieur, par celui qui en est à l’origine, de “l’affaire UBS”, une des plus grandes affaires d’évasion fiscale de l’histoire et de l’incroyable procès qui a conduit à la plus lourde amende de la justice française à une banque.

Nicolas Forissier et Raphaël Ruffier-Fossoul

Ancien auditeur de la banque suisse UBS, Nicolas Forissier est devenu lanceur d’alerte à l’origine de “l’affaire UBS”. Journaliste d’investigation, Raphaël Ruffier-Fossoul est le créateur de la newsletter indépendante L’Arrière-Cour et de la revue de photo-journalisme Chabe!. Ancien rédacteur en chef de Lyon Capitale, et créateur du site dédié aux lanceurs d’alerte Lelanceur.fr, il anime par ailleurs une émission quotidienne de politique locale sur le site lyonmag.com.


Cinq ouvrages sélectionnés pour le prix du meilleur ouvrage sur la transparence et l’éthique, par Transparency International France et l’Observatoire de l’Ethique Publique (OEP)


 

 
 

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