Caroline Michel-Aguirre et Matthieu Aron : « La pandémie nous a permis de découvrir l’omniprésence des cabinets de conseil au sein de l’Etat »

Caroline Michel-Aguirre et Matthieu Aron : « La pandémie nous a permis de découvrir l’omniprésence des cabinets de conseil au sein de l’Etat »

Les Infiltrés, édité par par Allary Editions, fait partie des cinq ouvrages retenus pour concourir au premier Prix pour un ouvrage sur la transparence et l’éthique créé par Transparency International France et l’Observatoire de l’Ethique Publique (OEP). Dans Les Infiltrés, Caroline Michel-Aguirre et Matthieu Aron, grands reporters à l’Obs, racontent l’histoire d’un putsch progressif, presque rampant mené depuis vingt ans par les consultants des cabinets de conseil qui en infiltrant l’Etat, a changé la France de l’intérieur. 

Pourquoi avoir choisi d’enquêter sur le recours de l’Etat aux cabinets de conseil ?

Matthieu Aron : Au départ, c’est la pandémie qui a fait qu’on s’intéresse au sujet, quand nous apprenons que le gouvernement français a fait appel à un cabinet de conseil, en l’occurrence le cabinet McKinsey pour qu’il l’aide à répondre à l’urgence médicale. Le principe n’est pas forcément scandaleux. A circonstances exceptionnelles, moyens exceptionnels. Sauf que compte tenu des sommes en jeu – plusieurs millions d’euros – nous nous sommes mis à enquêter et que les fonctionnaires du ministère de la Santé que nous avons interrogés nous ont appris que cette pratique n’était pas dictée par la  pandémie ; qu’en en réalité les cabinets de conseil intervenaient tout le temps, tous les jours pour toutes les décisions publiques ; que dès qu’il s’agissait de savoir comment réorganiser l’hôpital, on faisait appel à un cabinet de conseil ; que dès qu’il s’agissait de savoir comment on réorganiser le système de santé publique, on faisait appel à d’autres cabinet de conseil. 

Nous avons ensuite interrogé des fonctionnaires de l’Education nationale, de la Défense, de l’Economie et des Finances, de la Justice, des policiers, et à chaque fois ils nous répondaient grosso modo la même chose : « Ce ne sont plus, nous fonctionnaires, qui décidons et qui mettons en œuvre les stratégies à suivre. Ce sont des gens du privé, des consultants de cabinets de conseil, qui viennent nous dire, à nous fonctionnaires comment on doit organiser le service public. Nous nous sommes rendu compte que ce phénomène n’avait jamais été mis à jour dans son ampleur. Ce que nous avons commencé à faire.

Caroline Michel-Aguirre : Au fur à mesure que nous avons creusé, nous avons découvert une réalité complètement cachée, secrète, parce que les cabinets de conseil ont pour stratégie de ne jamais apparaître publiquement. Ils ne donnent jamais d’interview, on ne sait quasiment pas qui les dirige en France, leurs consultants n’interviennent jamais dans les médias. Tout se passe dans le secret des cabinets des ministères. 

Les missions des cabinet de conseil ne font pas l’objet d’appels d’offres, qui sont normalement publics. On a recours à de sortes d’appels d’offres plus vastes, puis chaque ministère vient piocher ce dont il a besoin, ce qui crée une espèce d’incitation à consommer du conseil et qui finalement empêche le citoyen de savoir ce qui a été commandé et ce qui a été dépensé. 

Nous avons donc interrogé des ministères pour en savoir plus. Et là, à notre surprise, nous avons été confrontés à une fin de non recevoir. La première question que nous avons posée à Amélie de Montchalin, la ministre de la Transformation et de la Fonction publiques de l’époque, c’est : “Combien le gouvernement dépense-t-il chaque année en prestations intellectuelles pour l’achat de conseil ?”. Réponse : « Je ne sais pas. ». Ce n’était pas une posture. Elle ne savait pas. Il n’existait pas de chiffre reconstitué au niveau de l’Etat, pour savoir quelle était la somme globale dépensée chaque année. A force de fouiller, nous l’avons calculée nous-même : nous sommes arrivés à un chiffre compris entre 1,5 milliard et 3 milliards d’euros, selon que l’on prenne en compte seulement l’Etat central ou qu’on élargisse le périmètre à la fonction publique hospitalière et aux collectivités territoriales. Une somme non négligeable qui n’a pourtant jamais été calculée par l’Etat, comme si c’était un non sujet. Plus nous interrogions les ministères sur leurs achats de conseil respectifs et sur leurs motivations, moins nous obtenions de réponses. La volonté de ne pas être transparent sur le sujet nous a complètement interpellé, à la fois à cause des sommes en jeu, mais aussi des sujets concernés par les prestations de conseil. Ce n’étaient pas des petits sujets. On ne parlait pas d’achat de crayons ou d’ordinateurs. Il s’agissait de conseils en stratégie, en conduite du changement. Concrètement, cela signifiait que l’Etat confiait au secteur privé la réflexion sur le service public d’aujourd’hui et de demain, sans que  personne n’en parle, sans que personne, pas même nous journalistes qui le demandions, ne sache combien, pourquoi, comment.

Votre enquête a entraîné une réaction et une action politiques, ce qui n’est pas toujours le cas dans ce type « d’affaires ». Pourquoi ?

Matthieu Aron : Il y a eu une forme de mensonge de la part du gouvernement tout au début de cette affaire. Après nous avoir dit qu’il ne savait pas chiffrer le coût du recours aux cabinets de conseil, ile gouvernement a bien dû répondre aux sénateurs [dans le cadre de la commission d’enquête sénatoriale transpartisane constituée en novembre 2021]. Interrogée par les sénateurs sur le coût annuel de ces recours, la ministre de la Transformation et de la Fonction publiques a avancé le chiffre d’une centaine de millions d’euros. Nous qui avions enquêté, savions que ce chiffre était inexact.

Caroline Michel-Aguirre : Au départ, le gouvernement a fait une erreur de perception en s’est disant que ça passerait, que les cabinets de conseils, ces multinationales, lointaines, sans visage ça ne parlerait à personne. Le gouvernement et Emmanuel Macron ont d’abord essayé de banaliser le sujet en disant que la pratique était courante dans une industrie mondiale. Que les Etats-Unis, l’Allemagne, l’Angleterre et les grandes entreprises elles-mêmes faisaient appel à des cabinets de conseils. Ce qu’il n’ont pas perçu, et que nous avons essayé par souci de pédagogie de porter tout au long de la promotion du livre et des interventions publiques que nous avons pu faire, c’est que le service public est vraiment quelque chose de très puissant dans notre société, bien plus qu’aux Etats-Unis ou en Angleterre. En France, le mouvement des gilets jaunes part de ce cri du cœur qui est : « Occupez-vous de nous ! Rendez-nous notre service public ! ».

Il suffit de voir la place qu’ont les débats sur l’état de l’éducation, de l’hôpital en France, pour mesurer l’attachement extrêmement fort des citoyens au service public. C’est très particulier à la France. Beaucoup de gens qui travaillent dans le privé ou dans les collectivités territoriales avaient par ailleurs déjà eu affaire à des consultants, sans pour autant avoir pu mesurer leur importance et leur influence. La révélation de l’omniprésence des cabinets de conseil a aussi révélé l’origine du discours politique en vigueur depuis 15 ans en France selon lequel il est nécessaire de réduire le budget dévolu au service public. Grâce à notre enquête, grâce à ce livre, les Français ont compris d’où venait cette parole et le gouvernement n’était visiblement pas prêt à l’assumer. On a vraiment eu l’impression d’être face à des lapins figés par les phares d’une voiture. Il leur a fallu s’expliquer, donner des chiffres, donner à voir un nouvel aspect des politiques publiques. Ils ont pris des engagements, même s’ils ont souvent essayé de contourner le problème ou de répondre à côté, notamment à des questions aussi simple que « Pourquoi l’Etat fait-il appel aux cabinets de conseils ? ». Nous n’avons pas eu de réponse satisfaisante. 

Comment placer la lutte corruption au cœur du débat démocratique et des programmes politiques ?    

Caroline Michel-Aguirre : Le boulot du journaliste dans une démocratie, c’est de participer à la transparence. Il ne peut pas avoir d’impact sur la manière dont les citoyens s’en saisissent ou sur la manière dont ils s’organisent pour s’en saisir. Concernant les cabinets de conseil, ce qui était très intéressant c’est que tous les partis de gouvernement, que ce soit l’UMP devenue Les Républicains, le Parti Socialiste ou La République En Marche d’Emmanuel Macron, ont mené la même politique. Cette espèce d’uniformité sur les vingt dernières années était très intéressante à observer. Les autres personnalités politiques engagées dans cette élection présidentielle, que ce soit Marine le Pen d’un côté ou Jean-Luc Mélenchon de l’autre, n’ont pas été très à l’aise pour se saisir de ces sujets tant ils étaient complètement nouveaux. On a eu l’impression que c’était aussi une réalité qui leur apparaissait. De fait, aucun des candidats n’a construit de solution alternative au recours aux cabinets de conseils. Ce sujet a donc prospéré dans le débat public en pleine élection présidentielle sans qu’émerge une solution ou une proposition politiques. C’était peut-être une question de timing. Peut être que cette réponse viendra. Nous notre travail, c’est celui d’aller à la rencontre du plus grand nombre d’intervenants possible pour que les gens s’interrogent.

Après la publication du livre, des gens de tous les horizons sont venus nous chercher pour discuter de ce sujet : des syndicalistes, des hauts fonctionnaires, des professeurs de management public dans des grandes écoles ou des universités, des consultants… Le sujet rassemblait toutes ces parties de la société, sans qu’elles en aient été conscientes. Nous n’avions jamais vécu ça. Notre espoir, c’est d’avoir permis ce débat qui va prospérer et qui va permettre de construire une solution collective ou en tous cas une alternative. Tout ça grâce à la transparence, au travail de journalisme qui est fournir de fournir l’information, par souci de transparence.

Matthieu Aron : Au début, ce n’est pas pour nous un sujet politique, mais un sujet qui journalistique : nous découvrons un phénomène, nous le documentons, nous enquêtons dessus et nous le révélons. Il se trouve que comme le sujet est sorti en pleine campagne présidentielle. Il est devenu politique à ce moment-là, dans ce contexte. Un certain nombre de personnes nous ont reproché de révéler quelque chose qui allait faire le jeu des extrêmes, de faire le jeu de Marine le Pen qui se trouvait en face d’Emmanuel Macron. C’est à ce moment que nous nous sommes retrouvés face à une vraie question politique. Pour nous, il était plus utile de faire transparence que de cacher. Nous avons la conviction, et je me permets de parler au nom Caroline car nous en avons beaucoup discuté ensemble, qu’il est plus utile de dire les choses, de les expliciter, de les révéler au public que de tenter de les dissimuler. C’est en ça qu’effectivement notre travail journalistique d’enquête a rencontré le terrain politique.


EN SAVOIR PLUS

Les Infiltrés

de Matthieu Aron et Caroline Michel-Aguirre, Allary Editions, 2022

C’est l’histoire d’un putsch progressif, presque rampant, sans effusion de sang mais qui, de l’intérieur, a changé la France. Depuis vingt ans, les consultants se sont installés au cœur de l’État. Gestion de la pandémie, stratégie militaire, numérisation de nos services publics… : les cabinets de conseil, pour la plupart anglo-saxons, sont à la manœuvre dans tous les ministères. On les retrouve même au cœur de nos services de renseignement. L’histoire de cette infiltration n’a jamais été racontée. Et cette prise de pouvoir encore moins démocratiquement approuvée. Les choses se sont faites par acceptations ou résignations successives. Il ne s’agit en rien d’une conspiration. L’État a été parfaitement consentant. Il a payé pour se dissoudre. Et dépense chaque année toujours plus pour s’effacer. Ce livre relate ce suicide assisté.


Matthieu Aron et Caroline Michel-Aguirre

Matthieu Aron et Caroline Michel-Aguirre sont grands reporters à L’Obs.


Cinq ouvrages sélectionnés pour le prix du meilleur ouvrage sur la transparence et l’éthique, par Transparency International France et l’Observatoire de l’Ethique Publique (OEP)


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