Pierre Lascoumes : « Il y a des liens entre la délinquance des élites politiques et celle des acteurs économiques. »

Pierre Lascoumes : « Il y a des liens entre la délinquance des élites politiques et celle des acteurs économiques. »

L’économie morale des élites dirigeantes, édité par Les Presses Sciences Po, fait partie des cinq ouvrages retenus pour concourir au premier Prix pour un ouvrage sur la transparence et l’éthique créé par Transparency International France et l’Observatoire de l’Ethique Publique (OEP). Dans cet essai, Pierre Lascoumes, directeur de recherche émérite du CNRS au Centre d’études européennes et de politique comparée de Sciences Po, détaille les facteurs structurels qui expliquent la permanence des pratiques transgressives des élites.

 
En tant que chercheur, quel a été l’intérêt pour vous de vous pencher sur l’exemplarité de nos dirigeants ?

Le point de départ, c’est que tous les travaux qui existent en sciences humaines et sociales, que ce soit en Europe ou aux Etats-Unis, ont comme caractéristique de traiter séparément les questions de corruption politique, versement de pot de vin, trafic sur les marchés etc et ce qu’on appelle la délinquance en col blanc (white collar crime) qui concerne les entreprises. Ces pratiques sont considérées comme deux spécialités différentes, séparées. Or moi j’ai travaillé pendant plusieurs décennies sur ces sujets et plus j’ai avancé plus j’ai essayé de faire des synthèses qui montrent les liens existants entre la délinquance des élites politiques et des acteurs économiques. 

Qu’ont-ils en commun ? D’abord c’est le statut social, ce sont des gens qui ont forcément un assez haut niveau de qualification scolaire, ce sont aussi des personnes dans leur immense majorité qui viennent déjà, par leur famille, des catégories supérieures de la population. Il y a bien quelques outsiders comme Bernard Tapie, mais la majorité de ces gens ont été socialisés dans des responsabilités. La deuxième chose, c’est que ce sont des personnes qui ont un sens de la responsabilité assez particulier au sens où ils considèrent que leur travail, être chef d’entreprise ou être député, c’est déjà travailler beaucoup pour la collectivité ; c’est presque sacrifier sa vie personnelle pour sa vie professionnelle et donc sur la base de cette idée de sacrifice on leur devait quelque chose. Les rémunérations disons économiques et matérielles qu’ils reçoivent, ils les perçoivent comme étant encore insuffisantes par rapport à leur engagement. Forts de ce point de vue, ils passent assez facilement les frontières de la déviance et ils ne voient pas ça comme de la délinquance ou des comportements qui sont pénalement répréhensibles, parce qu’ils ont toujours des bonnes raisons d’agir de la sorte : il s’agit de sauver l’entreprise, de financer des campagnes électorales, selon les arguments du type “on en peut pas faire autrement”. La troisième caractéristique c’est que ces élites bénéficient aussi d’une grande tolérance publique. Je pense qu’au fond, peu de gens voudraient exercer leur responsabilité, la plupart se rendent compte que c’est souvent un travail pénible et ce constat génère un niveau de tolérance à l’égard de leur transgressions beaucoup plus grand que face aux vols, aux cambriolages, aux petites attaques du quotidien. Voici selon moi, les caractéristiques les plus importantes de ces élites. Ce que j’ai essayé de faire dans ce dernier livre, c’est de montrer ces continuités entre les comportements et les représentations sociales mais aussi la question de la réaction sociale des sanctions concernant aussi bien les élites économiques que les élites politiques.


Y’a-t-il une certaine forme de tolérance de la part des pairs face à ces manquements ?

Une grande tolérance par les pairs, c’est très important dans tous les milieux professionnels, avant presque le respect des règles générales il y a comment mes collègues, mes subordonnés, mon supérieur hiérarchique me perçoivent. Les élites dirigeantes se positionnent beaucoup par rapport à ça dans tous les milieux, ce qui explique qu’il y ait très peu de dénonciations,. Il y a une sorte de conviction qu’ils ne vont pas être repérés ou désignés comme des déviants parce que, et c’est un des grands arguments d’ailleurs, ils ont toujours en tête “pourquoi moi alors que tout le monde le fait?”. Sauf que ce « tout le monde » ne désigne pas vraiment. tout le monde, mais seulement tous les gens qui sont comme eux.

Comment mobiliser les citoyens face au manque d’exemplarité de leur dirigeants ?

j’ai essayé de faire de mes travaux des caisses de résonance, contribuer à faire connaître des choses qui ont tendance à être étouffées, oubliées ; les rendre visibles. Dans ce laboratoire dans lequel je travaille, nous utilisons aussi bien des méthodes quantitatives que des méthodes qualitatives. Nous essayons  aussi de les objectiver, c’est à dire de les mesurer, de leur donner une valeur, de sortir des pourcentages, des proportions pour que ce soit tangible. Ma responsabilité professionnelle est de rendre visible un certain nombre de problèmes, un peu comme le font les ONG et les associations, qui jouent dans ces dispositifs en France un rôle extrêmement important.


EN SAVOIR PLUS

L’économie morale des élites dirigeantes,

Pierre Lascoumes, Les Presses Sciences Po (2022)

Le petit monde des élites semble regorger de « moutons noirs », politiciens et chefs d’entreprise qui ne craignent pas de bafouer les règles de la probité et les normes communes. Selon Pierre Lascoumes, des facteurs structurels expliquent la permanence de ces pratiques transgressives. Selon Pierre Lascoumes, des facteurs structurels expliquent la permanence des pratiques transgressives des élites : d’un côté, en tant que détentrices du pouvoir, elles énoncent des principes généraux qui s’imposent aux gouvernés ; de l’autre, elles ont la maîtrise de procédures dérogatoires (Cour de justice de la République, arbitrage, etc.) qu’elles ont elles-mêmes établies pour protéger leurs intérêts et positions. Un vaste répertoire de justifications relativise au besoin leurs infractions, évacuant les responsabilités et requalifiant les fautes intentionnelles en erreurs excusables. Le tout renforcé par la faiblesse des sanctions institutionnelles, en particulier judiciaires.

Pierre Lascoumes

Pierre Lascoumes est directeur de recherche émérite du CNRS au Centre d’études européennes et de politique comparée de Sciences Po (CEE). Il est notamment l’auteur, avec Carla Nagels, de Sociologie des élites délinquantes (Armand Colin, 2018, 2e éd.).


Cinq ouvrages sélectionnés pour le prix du meilleur ouvrage sur la transparence et l’éthique, par Transparency International France et l’Observatoire de l’Ethique Publique (OEP)


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