Laure Brillaud : « L’initiative de la France sur la restitution des biens mal acquis peut mettre la question à l’agenda de l’Union européenne »
Laure Brillaud
Chargée de mission senior Anti-blanchiment d’argent à Transparency International Europe (TI-EU), Laure Brillaud dirige depuis 2016 le travail sur la lutte contre le blanchiment d’argent. Ses domaines prioritaires comprennent la transparence des bénéficiaires effectifs, le rôle des intermédiaires dans la lutte contre le blanchiment d’argent, la supervision de la lutte contre le blanchiment d’argent, la réglementation du marché des visas dorés, le recouvrement des actifs, etc. Auparavant, elle a travaillé à l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). Elle a notamment mené des analyses politiques et des actions de sensibilisation sur la corruption dans le secteur extractif ainsi que sur d’autres questions clés du développement telles que les inégalités mondiales et la cohésion sociale. Laure est titulaire d’un master en ingénierie de Mines ParisTech ainsi que d’un double master en affaires internationales et administration publique de Science Po Paris et de l’Université de Columbia.
l’interview
Après 14 ans, la France est non seulement sur le point de confisquer définitivement des biens mal acquis pour la première fois, mai aussi de créer un mécanisme de restitution aux populations d’origine des fonds détournés. Quel regard portez-vous sur cette actualité ?
Que ce soit sur le plan des procédures ou sur la question de la restitution, la France est sur une bonne dynamique quand on la compare avec ce qui se passe dans d’autres pays. Ce que nous dit l’affaire Obiang, c’est qu’en France, les affaires de biens mal acquis peuvent aboutir à la confiscation. En comparaison, les affaires tunisienne, égyptienne et libyenne lancées après les printemps arabes ou « l’affaire Ianoukovitch » du nom de l’ancien président ukrainien en sont encore pour la plupart des fonds concernés à l’étape du gel des avoirs, 10 ans après avoir été ouvertes. Les statistiques d’Europol sont révélatrices : sur la totalité des produits estimés de la criminalité dans l’Union européenne, biens mal acquis compris, seuls 2% sont gelés et 1% est confisqué. La part des avoirs restitués est encore plus infime. Sur ce point, la France est en train de rattraper son retard sur la Suisse, qui reste le pays européen de référence en la matière, riche de ses vingt années d’expérience. Dans la plupart des pays, en l’absence de mécanisme de restitution, les avoirs issus de la corruption tombent dans les budgets des pays où ils ont été confisqués. Une issue particulièrement injuste : à l’origine, ces avoirs sont de l’argent public détourné. Leur vocation est d’être rendus aux populations auxquelles ils ont été volés.
En matière de criminalité économique et financière transfrontalière, le mot d’ordre est de « suivre l’argent » (« follow the money »). La réponse passe-t-elle par des politiques européennes, qui nécessitent toujours plus de temps pour être élaborées, où doit on miser sur des initiatives nationales qui peuvent créer un effet d’entraînement ?
Un mélange des deux ! Prenons l’exemple des affaires de biens mal acquis ouvertes suite au printemps arabe. L’Union Européenne a été réactive en décidant rapidement d’un gel des avoirs, sous le régime des sanctions européennes. Mais le manque de cohérence entre les politiques de sanctions prises au niveau européen et celles du recouvrement des avoirs décidées à l’échelon national ralentit les procédures et empêche pour le moment d’aller plus loin. La confiscation dépend des lois et du droit de chaque pays. Les affaires de biens mal acquis françaises, par exemple, reposent notamment sur le principe de confiscation sans condamnation préalable de l’auteur des faits dans son pays d’origine. Ce principe essentiel dans ce type d’affaires n’existe pas dans tous les pays européens. Il faudrait qu’il soit généralisé. La restitution dépend elle aussi des législations nationales. Mais les affaires qui concernent plusieurs juridictions, comme l’affaire Gulnara Karimova dont les biens mal acquis sont répartis dans au moins 9 pays européens différents, appellent à la création d’un mécanisme européen de restitution.
Les récentes avancées en matière de transparence financière, notamment la création du registre des bénéficiaires effectifs des sociétés qui impose à chaque pays de rendre public les noms des détenteurs des sociétés enregistrées sur son territoires, constituent-elles des avancées suffisantes dans la lutte contre le blanchiment d’argent ?
Les moyens mis en œuvre pour lutter contre les flux financiers illicites semblent parfois dérisoires par rapport aux sommes en jeu. Quoi qu’il en soit, la création du registre des bénéficiaires effectifs est un très grand pas en avant de l’Europe qui l’amène bien au-delà des standards internationaux dans ce domaine. Il est perfectible, puisque chaque pays a la possibilité de choisir les modalités de publication de son propre registre. Mais il permet l’accès et l’exploitation des données jusqu’ici inaccessibles. Pour être efficace cette avancée européenne doit être généralisée au niveau international. C’est tout l’enjeu des travaux menés Groupe d’action financière (GAFI) qui regroupe 39 membres dans le monde entier. En matière de prévention, l’Europe est à l’avant-garde et peut servir de modèle. En matière de recouvrement, en revanche, les efforts européens restent encore timides.
Justement. La France est sur le point de se doter d’un mécanisme de restitution exemplaire. Peut-on espérer qu’il prospère, qu’il inspire d’autres pays ou l’Union européenne ?
C’est comme ça que fonctionne la machine européenne. Il faut qu’un pays montre la voie. Le registre européen des bénéficiaires effectifs dont nous parlions à l’instant est inspiré du modèle du registre public qui existait déjà en Grande Bretagne. L’initiative de la France sur la restitution des biens mal acquis peut mettre la question à l’agenda de l’Union européenne. 10 ans de procédures pour condamner des responsables politiques étrangères, cela témoigne d’une certaine volonté politique. Il n’est pas exclu que cette volonté gagne l’Union européenne.
On constate que dans les affaires de BMA, la justice française s’intéresse de plus en plus aux intermédiaires, notaires, agents immobiliers, banquiers, sans lesquels ces opérations de blanchiment serait impossible. Observe-t-on des tendances similaires dans d’autres pays européens ?
La sanction des intermédiaires financiers est une question centrale en matière de prévention du blanchiment d’argent transnational. Des sanctions administratives existent pour ceux qui ne se conforment pas à leurs obligations de déclaration, mais elles ne sont que trop rarement utilisées. Quant à la sanction pénale, elle est difficile à mettre en œuvre. Si la complicité de blanchiment est un délit pénal, il faut être capable de prouver que l’intermédiaire a agi de manière délibérée et non par négligence. En général, les sanctions, qu’elles soient administratives ou pénales, ne sont pas assez effectives, persuasives et dissuasives pour avoir des effets bénéfiques.
A TI-EU, nous recommandons de mettre en place des sanctions proportionnées non seulement contre les personnes morales, en l’occurrence les banques, mais aussi contre les personnes physiques, les dirigeants desdites banques. L’engagement de la responsabilité pénale des personnes peut être dissuasif. Les scandales ABLV, Deutsche Bank ou Danske Bank ont lancé une tendance de fond : l’impunité n’est plus la norme, y compris pour les intermédiaires. Ces scandales, en mettant en en évidence le manque de coordination entre les superviseurs nationaux des opérations anti-blanchiment, ont aussi permis de relancer les négociations européennes sur le sujet : le 20 juillet, la Commission européenne vient de proposer une harmonisation des règles anti-blanchiment et introduire l’idée de la création d’une agence européenne de supervision. Certains pays comme Malte, la Lettonie ou l’Estonie, sont devenus des portes d’entrée de l’Europe pour l’argent sale. La création d’une agence européenne pourrait pallier ces insuffisances, pour peu qu’elle dispose d’un mandat et de ressources suffisantes.
Cela va sûrement être long à mettre en place, mais il ne faut pas oublier les progrès considérables accomplis en 5 ans. Je suis arrivée à Transparency International le jour de la publication des Panamas Papers. Ce scandale a porté la lutte contre le blanchiment et la transparence financière dans une autre dimension en les imposant à l’ordre du jour au niveau européen. C’est malheureux à dire mais c’est souvent par le scandale qu’arrivent les réformes.
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