Biens mal acquis / Antoine Dulin : « A l’origine, notre volonté était de rendre visible le blanchiment international et le pillage des pays du sud. »
En 2007, le CCFD – Terre Solidaire publie le rapport « Biens mal acquis profitent trop souvent. La fortune des dictateurs et les complaisances occidentales ». Ce rapport rédigé par Antoine Dulin et Jean Meckaert constitue le point de départ des affaires de « biens mal acquis ». Un marathon judiciaire et de plaidoyer sur le point d’aboutir 14 ans plus tard, alors que sont attendus pour les prochaines semaines, la décision de la cour de cassation dans l’affaire Teodorin Obiang et la création par la France d’un mécanisme exemplaire de restitution des avoirs issus de la confiscation définitive des « biens mal acquis ».
Antoine Dulin
Antoine Dulin est avec Jean Meckaert le co-auteur du rapport « Biens mal acquis profitent trop souvent. La fortune des dictateurs et les complaisances occidentales » publié il y a près de 15 ans et qui constitue le point de départ des affaires de « biens mal acquis ». Vice président du Conseil économique, social et environnemental (Cese), et président de la commission Insertion et Jeunesse du Conseil d’orientation des politiques de jeunesse, Antoine Dulin est conseiller solidarités et social du Président de la métropole de Lyon.
L’INTERVIEW
Transparency France : Après 14 ans de procédure et de plaidoyer, la France va peut-être condamner définitivement un dirigeant étranger dans une affaire de bien mal acquis et se doter d’un mécanisme de restitution. Etait-ce les objectifs que vous vous étiez fixés quand vous avez publié votre rapport en 2007 ?
Antoine Dulin : A l’origine, notre volonté était de rendre visible le blanchiment international et le pillage des pays du sud à travers un exemple : les biens mal acquis. De la spoliation des fonds, identifiés en collaboration avec les représentants des ONG des pays d’origine dont la quasi-intégralité ont dû émigrer pour éviter les représailles, au blanchiment en France à travers l’achat de biens immobiliers de prestige que nous avons patiemment identifiés en sillonnant à vélo les beaux quartiers parisiens, en interrogeant des voisins, des concierges.
Ce rapport que Xavier Harel a qualifié de « rapport de stage sur une affaire d’Etat » dans sa bande dessinée « L’argent fou de la France Afrique », a déclenché un véritable tourbillon médiatique. Et pour cause : il donnait à voir la réalité matérielle, immobilière de la Françafrique, ce concept popularisé par François-Xavier Verschave qui désigne l’exploitation occulte par la France des richesses de son ancien empire colonial avec la complicité de dirigeants corrompus.
Médiatique, le tourbillon est immédiatement devenu politique et juridique. La France accusait un retard important par rapport à un pays comme la Suisse qui avait déjà engagé une procédure de confiscation de biens mal acquis par l’ancien dirigeant du Nigéria Abacha. Il y avait matière à travailler le sujet en droit. C’est sur la base de ce constat partagé avec Jean Meckaert et William Bourdon que les premières plaintes ont été déposées.
Nous savions que le processus serait long. Ces 14 années ont été rythmées par des étapes régulières : l’enquête a révélé de nouveaux cas, la justice a reconnu la légitimité des ONG à agir en justice, les mises en examens puis les premières poursuites des dignitaires, de leurs proches se sont succédées, les premières menaces et autres procès en diffamation contre nous aussi… Si elles ont été éprouvantes, ces nombreuses étapes ont été presque autant de victoires. Pas les nôtres, mais celles des ONG françaises et celles de la société civile des pays d’où provenaient ces fonds issus de la corruption.
J’ai vécu et vit encore ce combat comme une expérience fondatrice et une source d’énergie permanente : il est possible pour des citoyens de faire bouger les choses, y compris en matière de poursuite et de création de la loi. « Ils ne savaient pas que c’était impossible alors ils l’ont fait » pour citer Mark Twain !
Enquête, dépôts de plainte, constitution de partie civile, plaidoyer pour la restitution, les ONG ont joué un rôle central en France dans la lutte contre le blanchiment des biens mal acquis. Pour vous, est-ce normal que les ONG prennent une telle place ? Est-ce un bon signe pour notre démocratie et notre système judiciaire ?
OUI ! On ne peut pas tout attendre de la justice. Certains acteurs peuvent et doivent jouer un rôle à ses côtés, comme le font les lanceurs d’alerte, pour défendre l’intérêt général. Les ONG, qu’il s’agisse de celles des pays d’origine des fonds spoliés ou celles des pays où ces avoirs sont blanchis à travers l’achat de biens immobiliers, sont dans leur rôle quand elles fournissent des informations à la justice, contribuent à faire avancer le droit, dans les procédures et dans la loi.
N’oublions pas que si les ONG comme Transparency International ou Sherpa déposent des plaintes et se constituent partie civile dans les pays où sont blanchis les avoirs issus de la corruption, c’est parce que des plaintes similaires ne peuvent être déposées dans les pays d’origine des fonds du fait du manque d’indépendance de la justice ou de la persécution des militants associatifs qui luttent contre la corruption.
Dorénavant, la France poursuit, condamne ceux qui blanchissent les biens mal acquis sur son territoire. Elle est aussi sur le point de créer un mécanisme exemplaire en matière de restitution pour permettre que ces avoirs soient spécifiquement suivis pour veiller à ce qu’ils servent des projets utiles aux populations. C’est une avancée considérable, mais est-ce suffisant selon vous ? Il reste un risque que les dirigeants corrompus aillent investir dans des pays moins regardant sur l’origine de leurs fortune…
Nous avons franchi des étapes diplomatiques et judicaires en France, mais également au niveau européen. Chaque affaire fait avancer le droit, la loi et envoie un message fort aux autres pays, à la société civile, mais aussi à ceux qui trichent ou qui aident les tricheurs. La transparence progresse, même s’il reste énormément de travail à accomplir pour lutter contre l’évasion fiscale et les paradis fiscaux. La coopération judiciaire en Europe doit progresser, les travaux de l’ONU sur les assets recovery constituent de belles avancées, mais la Convention de Mérida sur la lutte contre la corruption n’est pas suffisamment mise en œuvre. Cela ne va pas assez vite au regard de l’urgence, évidemment. Les mécanismes de corruption se basent sur toutes les failles des législations et conservent un temps d’avance.
Les récentes avancées en matière de lutte anticorruption telles que l’obligation posée par l’Union européenne aux différents Etats-membres d’ouvrir aux publics leurs registres sur les bénéficiaires effectifs facilitent-elles le travail de la société civile ? Quels sont les défis à venir selon vous ? Est-ce qu’il est plus facile d’identifier des patrimoines acquis de manière occulte, aujourd’hui ?
Il y a 14 ans, il n’a pas été compliqué de détecter les biens mal acquis, mais d’identifier les circuits financiers et de faire reconnaître par la justice leurs contours, le rôle de chacun des acteurs impliqués. Il est bien plus facile et rapide de trouver des solutions pour blanchir de l’argent et de faire des montages d’évasion fiscale que de faire condamner les dirigeants corrompus et tous ceux qui les aident. Dans cette optique, les récentes mises en examen de « facilitateurs », ces notaires, agents immobiliers, ou banques, peuvent faire la différence. Elles montrent que ces procès ne sont pas dirigés contre des personnes mais contre un système de corruption global et d’évitement fiscal dans lesquels des entreprises et des professionnels du droit et de la règle français sont impliqués.
EN SAVOIR PLUS
Revivez 15 ans de combat judiciaires et de plaidoyer avec notre podcast L es « biens mal acquis », une écriture collective du droit produit avec Amicus Curiae
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BIENS MAL ACQUIS / TRANSPARENCY FRANCE PUBLIE UN GUIDE PRATIQUE POUR UNE RESTITUTION RESPONSABLE
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Antoine Dulin